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Grand Angle

Chronique du Dr Lahna : Réussir, oui, mais ensemble !

Réussir seul dans une société affaiblie, c’est comme celui qui est attablé, en train de manger deux ou trois fois ses capacités et qu’il y a des affamés autour de lui qui souvent tendent la main en l’implorant.

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Photo d'illustration. AIC PRESS
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Peut-on réussir seul dans une société en déconfiture ? Assurément non. On ne peut pas réussir seul, tandis que la plupart des gens vivotent pour s’en sortir ; pour se loger, se nourrir, se soigner et éduquer leurs enfants. Quand un système ne fonctionne pas pour les plus modestes et permet un enrichissement rapide de quelques-uns, alors il est injuste.

La richesse n’est pas un mal ; la générer est d’ailleurs essentiel pour créer des emplois et par conséquent de la valeur ajoutée, mais ce qui est condamnable et dangereux pour les individus qui s’enrichissent et la société, c’est le gain excessif de quelques-uns pour appauvrir les autres. Ça ne devient plus de la richesse mais de la violence par la rapt.

Un jeune chirurgien, ambitieux et respectable, a décidé, pour respecter les codes d’une société qu’il critique par ailleurs, de se soumettre rapidement à l’un de ses diktats d’apparence : celui d’avoir une berline allemande de luxe, à prix prohibitif.

- Tu ne trouves pas que cette voiture est trop chère ?, lui ai-je dit s’installant auprès de lui.

- Oui, mais elle est nécessaire, les patients (et les collègues) te respectent quand ils voient que tu arrivent dans une voiture pareille.

- Tu as dû débourser beaucoup et emprunter pour l’acheter ?

- J’avais la moitié et j’ai emprunté le reste – mais attention, sans intérêts, me répond-t-il pour ne pas ouvrir  le débat sur l’usure. Mon ancienne petite voiture faisait fuir les patients, ajoute-t-il pour appuyer sa prise de décision.

- Alors, se seront les patients qui la payeront celle-ci…

Notre discussion s’est clôturée ainsi, mais pas ma réflexion. Voilà comment le système emmène vers lui-même les médecins les plus intelligents et les plus altruistes. Lutter contre les codes sociaux, même s’ils sont mauvais, n’est pas aisé. Ceci demande force de caractère et une grande confiance en soi.

Cet ami chirurgien qui critique fortement les moyens de formation dans les CHU, les conditions de travail dans les hôpitaux et l’injustice sociale, participe et profite à sa façon à la déconfiture du système. Il a mis un doigt dans l’engrenage de l’argent et l’apparat, d’abord par nécessité comme il l’avance, puis viendra le temps où ce sera par goût. Et puisque la réussite globale est difficile, la réussite individuelle est plus accessible, même si elle se fait sur le dos des pauvres gens.

Participer indirectement à la déliquescence de la société, en profitant de l’injustice du système

Si on peut aligner une série d’interventions et plus chez des patients de conditions modestes, c’est parce que l’hôpital public ne remplit pas son rôle. Le patient, obligé de retirer sa vésicule biliaire ou réparer son hernie (les deux interventions bénignes les plus fréquentes en chirurgie générale et qui rapportent beaucoup d’argent), et qui a le choix entre un délai d’attente de plusieurs mois avec un accueil exécrable et presque l’impossibilité de se faire opérer par cœlioscopie (intervention à ventre fermée qui diminue le délai de séjour, la morbidité et la reprise de l’activité), va se saigner et saigner sa famille ou sacrifier sa dignité en mendiant afin d’obtenir la somme réclamée par la clinique.

Non pas que la clinique ou le chirurgien ne doivent pas être payés pour leurs activités, mais que le patient en question n’ait pas les moyens et doive être pris en charge dans les structures de l’état, censé le protéger et protéger sa dignité... Pour des sommes plus importantes, certaines familles cotisent, des filles se prostituent et des garçons font des actes illégaux.

Voilà comment on peut participer indirectement à la déliquescence de la société, en profitant de l’injustice du système. Et comme l’argent n’a pas d’odeur, on participera ainsi au maintien de ce système injuste et dangereux. Dangereux pour toute la société, même pour la survie du mon ami chirurgien et sa voiture de luxe.

Réussir seul dans une société affaiblie, c’est comme celui qui est attablé, en train de manger deux ou trois fois ses capacités et qu’il y a des affamés autour de lui qui souvent tendent la main en l’implorant. D’autres l’envie ou le menacent par les regards, voire les mains. Alors bien qu’il ait largement de quoi rassasier sa faim, il n’arrive pas à avaler tranquillement. Si jamais il peut manger sans se soucier de tous ces damnés qui l’entourent, c’est qu’il a sombré dans l’inconscience et perdu les réflexes dictés par notre humanité.

Quand on vit dans un tel état, j’ai du mal à appeler ceci une réussite…

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