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Interview

Nabil Mouline : «Le lien au drapeau est le point d’ancrage pour une identité nationale évolutive» [Interview]

L’historien et chercheur Nabil Mouline vient de publier son nouvel ouvrage, «Drapeaux du Maroc», où il retrace l’évolution du drapeau national à travers les siècles et les contextes politiques, sociaux ou régionaux. A partir du 20 janvier 2024, ce livre inédit et la riche documentation à laquelle il donne accès seront déclinés en exposition, au Musée Abderrahman Slaoui de Casablanca.

Publié
Nabil Mouline
Temps de lecture: 8'

Historien et chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à Paris, Nabil Mouline vient de publier «Drapeaux du Maroc» aux éditions Sochepress, en partenariat avec le label Morocco Narrative. Dans ce livre paru en versions arabe et française, l’auteur propose une lecture historique qui retrace l’évolution du drapeau national, compte tenu des contextes politiques, sociaux et régionaux sous chacune des dynasties qui se sont succédées.

Pour mettre cette problématique dans un cadre plus global, Nabil Mouline remonte jusqu’aux premières représentations historiquement documentées de ce que peut être un drapeau. Au fur et à mesure de son analyse à la fois centrée sur le Maroc et ouverte sur les évolutions régionales qui ont pesé sur ces changements, il souligne l’émergence de l’État-nation comme phase charnière ayant défini la symbolique du drapeau. Plus qu’une représentation officielle, ce dernier exprime aujourd’hui une évolution constante de rapports sociétaux et politiques profonds.

Sorti le 13 janvier 2024, cet opus bénéficie d’un engouement auprès des librairies, dénotant de l’intérêt porté pour cette thématique, aussi bien que du besoin d’information fiable sur des sujets historiques peu mis en avant, mais qui trouvent leur prolongement dans la vie quotidienne contemporaine.

Au temps de l’information à portée de main, il est paradoxal de constater que de plus en plus de données imprécises sur l’Histoire se propagent, surtout via Internet. Ce livre est-il une réponse à une partie de ces idées reçues ?

Depuis plusieurs années, j’ai observé une réelle demande sociale pour une compréhension approfondie de notre histoire, considérée comme l’ossature de notre commun. L’histoire est en effet une ressource inépuisable qui peut transcender les clivages sociaux, culturels et régionaux, et contribuer à la consolidation d’un socle de référence solide, inspirant et mobilisateur. Pour jouer ce rôle, elle doit être présentée de manière scientifique. Cela signifie que chaque information doit être rigoureusement sourcée, et chaque analyse doit reposer sur une méthodologie stricte tout en restant accessible.

Le livre Drapeaux du Maroc s’inscrit parfaitement dans cette dynamique. Depuis plusieurs années, mon objectif est de faire de l’histoire une réalité quotidienne pour les Marocain(e)s. Pour ce faire, je choisis des sujets et des supports qui leur permettent de mieux s’approprier cette ressource. Or, rien de mieux que le drapeau, le symbole le plus populaire de l’espace social local, pour transmettre les différentes facettes de la trajectoire du Royaume.

Cet ouvrage offre non seulement un panorama de l’histoire du Maroc à travers son emblème le plus emblématique, mais il permet également de rectifier un certain nombre d’approximations, d’erreurs et de rumeurs entourant cet objet. En somme, il s’agit d’une contribution visant à éclairer et à enrichir la compréhension collective de notre histoire, tout en démystifiant certains aspects méconnus de nos passés. Car, comme vous l’avez souligné, l’un des paradoxes de l’ère de l’information est que la surexposition aux données, notamment sur Internet, favorise la circulation d’approximations et d’idées fausses.

Votre ouvrage adopte un vocabulaire accessible, pour expliquer une thématique historique complexe qui est loin d’être linéaire. Quel travail d’archives et de recoupement d’informations avez-vous dû faire en amont ?

Pour concilier la complexité de la thématique historique avec la clarté nécessaire à une bonne appropriation, j’ai entrepris un travail approfondi en amont pour pouvoir en restituer les grandes lignes de façon accessible. J’ai dû en effet «écumer» un grand nombre de dépôts d’archives au Maroc, en Espagne, en France, en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis, en Turquie. Cette opération m’a permis de collecter non seulement une multitude de sources littéraires de différentes origines, mais surtout de rassembler une myriade de sources matérielles telles que des drapeaux et des bannières anciens, des fragments de tapisserie, des bouts de tissu, des enluminures, des atlas maritimes, des gravures, des tableaux, des cartes postales, des photographies, des illustrations et autres artefacts. Cette diversité de sources a été cruciale pour constituer une matière première fiable et abondante, me permettant de problématiser et de présenter de manière attractive cette thématique complexe.

Convaincu que la clarté de la conception se reflète dans une énonciation précise, limpide et accessible au plus grand nombre, j’ai veillé à créer un récit équilibré et rigoureux, soutenu de notes, enrichi de textes historiques sous formes d’encadrés et mis en valeur par les photos des principales sources matérielles mobilisées. J’espère ainsi avoir rendu justice à la complexité de l’histoire du symbole le plus populaire de l’espace social marocain, qui ne saurait se résumer à une trajectoire linéaire.

Quels ont été les éléments les plus importants qui ont défini l’évolution des drapeaux au Maroc ?

L’évolution des drapeaux au Maroc au fil des siècles est profondément ancrée dans les vicissitudes politiques, religieuses et économiques qui ont marqué l’histoire du pays, notamment depuis l’apparition de l’État marocain avec les Almoravides au XIe siècle. Le drapeau, bien plus qu’un simple étendard, a constamment été un instrument de pouvoir, reflétant les ambitions et la légitimité que cherchent à établir les différentes maisons régnantes.

À travers les époques, le drapeau a revêtu des significations différentes, marquées par des événements historiques, des contextes politiques et des luttes de pouvoir. Par exemple, les Almoravides, cherchant à asseoir leur légitimité politique et religieuse respectueuse de l’islam sunnite, prêtent serment d’allégeance aux lointains califes abbassides. Cela leur donne le droit, entre autres, d’adopter un drapeau noir frappé de la profession de foi dorée. Les Almohades, eux, s’inscrivent dans une dynamique plus radicale en s’autoproclamant au XIIe siècle héritiers exclusifs de la dignité califale. Ils introduisent ainsi au Maroc une nouvelle sémantique du pouvoir que les insignes reflètent à merveille.

A l’image des Omeyyades d’Andalousie et des Fatimides, les deux principaux promoteurs de monarchie universelle en Afrique du Nord, les Almohades adoptent un drapeau blanc, baptisé le Victorieux, pour exprimer non seulement leur indépendance, mais également leur centralité, leur sacralité et leurs ambitions impériales. Cet instrument de pouvoir accompagne désormais tous les cortèges califaux. Il devient tellement important dans le dispositif de légitimation que les dynasties ultérieures, à savoir les Mérinides, les Wattassides et les Zaydanides (les Saadiens de l’histoire traditionnelle) n’ont aucune hésitation à l’utiliser. Pour résumer, le Drapeau victorieux a été l’emblème par excellence des dynasties marocaines pendant cinq siècles.

En revanche, lorsque l’empire s’effondre, cela se reflète également dans le domaine symbolique. L’émergence de principautés locales est souvent accompagnée de l’adoption de drapeaux, démontrant ainsi leur autonomie, voire leur indépendance. Par exemple, entre le XIVe et le XVe siècle, le Maroc s’est fragmenté en plusieurs entités politiques, chacune arborant des bannières de formes et de couleurs diverses. Des exemples concrets, tels que la bannière rouge frappée de deux clés adoptée par Sebta, la bannière rouge frappée d’un échiquier adoptée par Marrakech, ou la bannière blanche frappée d’un lion noir, illustrent bien cette période de fragmentation politique.

Vous trouverez dans mon ouvrage de nombreux exemples et arguments détaillés, offrant une plongée approfondie dans l’évolution complexe et riche de l’iconographie des drapeaux au Maroc à travers les siècles.

Le processus de modernisation étatique en Europe a eu son poids sur les représentations des drapeaux dans toute la région d’Afrique du Nord. Comment cette donnée a façonné l’évolution de l’étendard au Maroc ?

Après leur accession au pouvoir au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle, les Alaouites ont initialement adopté un drapeau vert, mais sans monopoliser son usage, les conduisant finalement à opter pour un drapeau rouge, inspiré des corsaires de Rabat. La nouvelle maison régnante dispose désormais de deux emblèmes. L’un reflète son autorité religieuse et l’autre son pouvoir politique. Parallèlement, en Europe, les transformations vers la création d’États-nations ont induit un changement dans la conception des drapeaux. Chaque entité politique doit désormais avoir son propre emblème qui ne représente plus la centralité de la dynastie locale, mais les valeurs et les aspirations de la nation. L’Europe, grâce à sa supériorité idéelle et organisationnelle, impose progressivement cet usage au reste du monde, notamment à travers le capitalisme et le colonialisme.

Au Maroc, cette influence s’est traduite par l’adoption progressive du drapeau rouge en tant que symbole étatique, à partir des années 1870 comme le montre très bien un grand nombre de sources littéraires et iconographiques que l’on peut retrouver aisément dans le livre. Mieux, les premiers textes nationalistes du début du XXe siècle consacrent le drapeau rouge comme l’emblème national par excellence, unifiant les Marocain(e)s autour de lui pour préserver l’indépendance du pays.

Au lendemain de l’établissement du protectorat en 1912, le drapeau étatique subit une modification en 1915, l’ajout d’un pentagramme vert. C’est l’apparition du drapeau actuel, adopté rapidement par les différentes factions du mouvement national dans les années 1930, soulignant l’ancienneté et la continuité de la nation marocaine. En 1947, la monarchie l’adopte à son tour. Le drapeau rouge frappé d’une étoile verte dévient pour ainsi dire l’emblème national par excellence du Maroc.

Nous assistons à un grand retour expressif du sentiment national, du moins sur les réseaux sociaux. Cette expression est souvent accompagnée de la fierté d’arborer les représentations symboliques du pays. Que nous dit cela sur le lien populaire au drapeau, à la lumière de l’analyse historique que propose votre ouvrage ?

Depuis son indépendance en 1956, le Maroc a été façonné par le processus de modernisation étatique, favorisant l’homogénéisation des croyances et des pratiques. Cependant, malgré les hauts et les bas, un sentiment national en creux s’est développé, s’exprimant de diverses manières, notamment lors d’événements sportifs où le drapeau devient une métonymie de la nation comme j’essaye de le démontrer dans le livre.

La métonymie du drapeau rouge chargé au centre d’une étoile verte à cinq branches est devenue un dispositif symbolique puissant et malléable, transcendant les clivages sociaux, économiques, linguistiques, culturels et politiques. Cet objet muet devient ce que les individus en font : une idée, une croyance, un rêve, un devenir. Il se transforme en une sorte de totem-icône, connectant les citoyens entre eux et les reliant à des passés lointains sans imposer une appartenance stricte.

La fièvre rouge et verte, qui accompagne particulièrement les événements sportifs, représente une affirmation quasi idéale-typique du sentiment national en creux. Cette expression de patriotisme populaire et ordinaire exprime également une volonté de dépasser les incertitudes identitaires. C’est une incitation, venant de la société, à créer une nouvelle grammaire de l’appartenance. En effet, la construction, l’entretien et la perpétuation de la nation exigent une réflexion rationnelle, consciente et logique, en vue de fournir un discours inspirant, mobilisateur, inclusif et ancré dans les réalités sociales. Ainsi, le lien populaire au drapeau, dans cette perspective, devient un point d’ancrage pour une identité nationale en constante évolution.

Qu’est-ce que le label Morocco Narrative ?

Morocco Narrative est un label de promotion des différents aspects de la trajectoire séculaire et plurielle du Royaume à travers la mise en circulation de productions académiquement solides, originales, crédibles et surtout accessibles. Ce projet est avant tout le fruit d’une rencontre féconde entre des esprits aux parcours variés, mais tous mus par la recherche d’un commun renouvelé, inspirant et intégrateur. Autour de l’histoire, matrice intarissable transcendant les lignes de fracture, s’est tissé un dialogue animé d’un élan créateur. Véritable force motrice, le passé dans toute sa richesse s’est rapidement imposé comme le fil conducteur de cette démarche.

Plusieurs productions ont ainsi vu le jour à l’instar de On raconte que, premier manuel virtuel de l’histoire du Maroc, Dynasties du Maroc, série animée qui revient sur les principales maisons régnantes, Atlas 212, séquences graphiques qui font de l’histoire une réalité quotidienne et bien sûr Drapeaux du Maroc, qui sera décliné de différentes manières, notamment à travers une exposition qui aura lieu au Musée de la Fondation Abderrahman Slaoui à Casablanca, à partir du 20 janvier 2024.

Article modifié le 17/01/2024 à 19h44

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