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Interview

Quel impact psychologique laisse la guerre en Ukraine chez les Marocains revenants ? [Interview]

Les ressortissants marocains revenants d’Ukraine, où ils ont vécu le début de la guerre, attendent un accompagnement administratif et social. Sur le plan psychique et psychologique, leur cas nécessite aussi une prise en charge, en fonction de l’impact que ce traumatisme a laissé chez eux. A Fès, le psychiatre Dr. Jamal Chiboub commence déjà à recevoir des demandes de consultations.

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Photo d'illustration / DR.
Temps de lecture: 5'

Quelle est la situation psychique des étudiants marocains revenants d’Ukraine ?

Depuis la semaine dernière, je suis justement contacté par des étudiants qui suivaient leur cursus en Ukraine. Ils font partie des jeunes qui ont vécu une situation extrêmement difficile. Depuis leur arrivée en Ukraine, ils faisaient leurs études en ayant des objectifs, même s’ils habitaient loin de leurs familles restées au Maroc. Ce qui constitue donc un double-traumatisme est qu’ils sont étrangers, loin de leur pays d’origine et qu’ils se sont confrontés à la guerre, dans un environnement qu’ils apprenaient encore à connaître. Pour le moment, on ne peut pas encore trancher sur le fait qu’ils souffrent de stress post-traumatique, mais certains peuvent le présenter par la suite, en foncrion de leur vulnérabilité personnelle.

La plupart de ceux qui ont quitté l’Ukraine ne sont sortis qu’après le début des bombardements et des interventions militaires. Ils ont donc assisté au début d’une guerre qui a pris de court tout le monde, à laquelle on ne s’attendait pas. Les jeunes n’étaient pas préparés non plus, puis ils ont été surpris par des frappes aériennes, en pleine nuit. Les jours d’après, ils ont vécu des émotions intenses, du fait du sentiment que leur vie soit en danger, ce qui est extrêmement angoissant. Ils ont dû passer plusieurs jours en sous-sol, sans dormir ni manger comme à leur habitude, mais en essayant en même temps de rassurer leurs familles qu’ils vont bien.

Tout cela fait qu’il y a une peur immense qui s’empare des personnes qui vivent cette situation, surtout dans un pays d’accueil. La première question que le sujet se pose est : «qui peut me sauver ?». Plusieurs ont cherché des solutions pour quitter le pays, confrontant directement la guerre, le grand froid, parfois de vol d’objets personnels… On ne se sent protégé par personne et dans le cas des étudiants, beaucoup ont développé des mécanismes pour «ne pas s’effondrer». Ils se sont dits : «nous n’avons pas le choix, nous devons nous battre pour tenir le coup et sortir vivants», ce qui est très épuisant pour leur psychique et qui est nécessaire et salvateur.

Comment ces étudiants perçoivent ce qu’ils ont vécu depuis le début de la guerre ?

Beaucoup ont eu des trajectoires rocambolesques, qui relèvent pratiquement de la fiction, sans oublier les conditions pénibles comme les problèmes de transport sûr, la contrainte de marcher sur la neige pendant plus de dix kilomètres pour regagner les frontières à pied, le fait de se confronter à de nouvelles frappes en cours de chemin ou à des échanges de tirs… Les jeunes marchaient parfois sans savoir vers où ils allaient exactement et encore une fois, c’est extrêmement difficile pour le moral. Il ressort des différents récits que la majorité a toutefois fait preuve d’une grande force de caractère.

Aussi, il y a eu une grande solidarité jusqu’aux zones frontalières, où les garçons ont constitué des boucliers humains autours des filles qui faisaient partie de leurs groupes, afin de les protéger de toute violence au niveau des frontières, même si tout le monde avait peur ou vivait un grand stress. Autant dire que dans ce genre de situations, on est dans un état second. On n’est plus soi-même et on découvre un courage que l’on ne se connaît pas. C’est après leur retour que les étudiants s’en sont rendu compte. En restituant chronologiquement leur trajectoire, certains se sont demandé comment ils ont pu faire tout cela.

Il faut savoir en effet que les vulnérabilités changent d’un individu à l’autre. Même si les étudiants ont tous vécu le même épisode de la guerre, ils n’en ont pas été impactés tous de la même manière. Ceux qui peuvent présenter un mécanisme d’installation de trouble du stress post-traumatique risquent de voir leur vie dévastée. Pour ne pas en arriver là, leur accompagnement psychique est primordial.

En quoi est-ce important que le suivi administratif aille de pair avec le suivi psychique ?

La prévention est un point très important. Ceux qui sont revenus au Maroc ou qui se trouvent dans d’autres pays en Europe, après avoir quitté l’Ukraine, doivent absolument en bénéficier, selon les cas. Il est très urgent de ne pas les laisser livrés à eux-mêmes et à l’incertitude de l’avenir. Ils doivent être aidés, à commencer par résoudre leurs problèmes les plus saillants et concrets. Beaucoup ne savent plus ce qui adviendra de leurs études. Il leur faut des réponses rapides, claires et efficaces. J’insiste parce que lorsqu’un sujet qui a vécu la peur extrême de la guerre est rassuré sur ce qui l’attend, cela contribue beaucoup à atténuer son stress aigu.

Pour cela, il est préférable que les jeunes ne restent pas dans l’attente pendant plusieurs mois. Cela peut aggraver leur situation du point de vue psychologique, ce qui va, inversement, détendre davantage sur leur capacité à remonter la pente et à reprendre leurs études, même au moment où ils auront cette possibilité. Ils doivent être entourés par leurs familles en sachant qu’elles sont là pour les aider, mais aussi par les pouvoirs publics, car ce qu’ils ont subi est déjà assez. Il est important qu’une cellule soit mise à leur disposition pour les écouter individuellement, connaître leurs problèmes un par un et leur donner des réponses le plus rapidement possible.

Il faut souligner que beaucoup de personnes vivent des épreuves extrêmement stressantes, mais toutes ne tombent pas dans les troubles du stress post-traumatique. Il y en a qui arrivent à s’en sortir, mais d’autres non. C’est pourquoi, il est important de mettre à la disposition des jeunes ces cellules psychologiques et psychiatriques. Il n’est pas non plus obligatoire qu’ils soient tous suivis systématiquement par un spécialiste, mais ces structures doivent être ouvertes pour que celles et ceux qui se sentent mal puissent s’y présenter, parler et recevoir l’aide nécessaire. C’est comme cela qu’on peut identifier les vulnérabilités des revenants de la guerre en Ukraine et proposer les réponses adéquates.

Pensez-vous que cette prise en charge doit s’étendre aussi aux membres de la famille ?

Les familles qui ont vécu à distance la guerre et dont les enfants étaient en Ukraine peuvent souffrir de plusieurs troubles aussi, encore plus ceux dont les proches sont toujours dans le pays en guerre. Les plus vulnérables risquent de développer des troubles d’anxiété, de dépression. Ils peuvent justement développer des troubles du stress post-traumatique car même s’ils ne sont pas au cœur des événements, ils savent que leur fils, leur fille, leur frère ou leur sœur est en contact direct avec la mort.

C’est là où les médias parfois, de manière non-intentionnée, favorisent ce processus. Quand un père ou une mère voit les bombardements d’une ville ukrainienne à travers les médias et que l’enfant de la famille se trouve dans la même zone visée, c’est un véritable traumatisme. Il imagine que le jeune est sous les bombardements.

C’est là où les images peuvent être traumatisantes et faire développer un trouble du stress post-traumatique, même si l’enfant concerné rentre sain et sauf par la suite. Les familles ont beaucoup de difficultés à dormir. Les images ne les quittent pas. Elles sont angoissées toute la journée et elles ont besoin d’être en contact permanent avec leurs enfants, rester informés et être rassurés afin de tenir le coup, au moins en attendant que ceux qui sont toujours en Ukraine soient en lieu sûr ou rentrent chez eux.

Plusieurs personnes peuvent souffrir de troubles psychologiques latents. Y a-t-il un risque qu’ils se déclenchent, lorsqu’on est témoin de la guerre ?

Absolument. Ceux qui devraient consulter en premier lieu et bénéficier du suivi d’un spécialiste sont d’abord les personnes présentant déjà un antécédent psychiatrique. Il s’agit des sujets qui ont déjà souffert d’un traumatisme, même très ancien, qui ont vécu la perte d’un proche, un accident grave, des problèmes d’anxiété ou d’insomnie sévères, des dépressions, des comportements toxicomaniaques ou tout au problème psychologique ou psychiatrique. Les troubles latents, plus ou moins compensés, risquent aussi de «s’exploser» après un épisode de guerre, nonobstant la durée où le sujet a été exposé à ces conditions. Il est important que les personnes dans cette situation soient prises en charge.

Par ailleurs, j’espère que nos concitoyens qui sont toujours en Ukraine pourront sortir et retrouver leurs proches. Nous avons une forte pensée pour eux. Le plus dur est de se confronter à des situations encore plus extrêmes qu’au début de la guerre et qui peuvent pousser à se dire qu’on ne peut plus rien faire. Il y en a qui risquent de voir la mort sous leurs yeux, mais c’est dangereux que le mécanisme de la peur conduise à perdre l’espoir de sortir. Il est donc nécessaire de maintenir le contact avec eux. C’est d’autant plus difficile que la peur est durable.

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