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Interview  

Maroc : Le droit à la terre illustre l’addition des inégalités que vivent les femmes [Interview]

Rabéa Naciri est membre-fondatrice et ancienne présidente de l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM), engagée dans une campagne pour les droits des Soulaliyates à leurs terres collectives. Après avoir milité pendant plus de dix ans pour un cadre normatif qui a vu le jour, elle s’active désormais avec l’ONG pour modifier les mesures discriminatoires du décret d’application de cette loi.

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Rabéa Naciri, membre-fondatrice et ancienne présidente de l’ADFM / DR.
Temps de lecture: 5'

Qu’apporte de nouveau le cadre normatif de la gestion des collectivités ethniques, depuis 2019 ?

Pour mieux comprendre la campagne lancée récemment par l’ADFM à propos des femmes Soulaliyates et leur droit aux terres collectives, au vu des évolutions récentes qu’a connues le dossier, il faut justement rappeler quelques éléments de ce nouveau cadre. Depuis 2019, la loi 62.17 sur la tutelle administrative sur les collectivités ethniques et la gestion de leurs terres reconnaît pour la première fois ce droit aux femmes. Avant, il y avait une loi sur les terres collectives de 1919, instaurée par le Protectorat français. Il y a eu ensuite d’autres dispositions, mais elles sont restées partielles, portant surtout sur la cession de ces terres aux pouvoirs publics. Le dispositif de 2019 a permis de cadrer toute la problématique.

Dans son article 6, cette loi 62.17 prévoit pour la première fois que «les hommes et les femmes» – en faisant référence expressément aux deux – «membres des collectivités ethniques, peuvent se prévaloir des biens de la communauté à laquelle ils appartiennent». Ensuite, l’article 9 énonce que les femmes ont le droit d’accéder, «au même titre que les hommes, aux organes représentatives de leur collectivité ethnique» et qu’elles peuvent donc devenir naibate. Ce n’était pas interdit, mais la loi le consacre désormais de manière formelle et elles sont donc plus nombreuses.

Sur le plan légal, il n’existe donc plus de discriminations basées sur le genre. Sauf que lorsque ce texte était à la phase de projet de loi, le Mouvement des femmes Soulaliyates et l’ADFM ont plaidé pour ajouter à l’article 6 la mention «les hommes et les femmes (…) peuvent se prévaloir, à un pied d’égalité, des biens de la communauté» afin de faire reconnaître expressément leurs droits égaux. Mais cette proposition a été refusée. Nous savions que «les hommes et les femmes (…) peuvent se prévaloir» ne signifiait pas beaucoup de choses car dans ce cas-là, elles peuvent toujours se prévaloir de la moitié, du tiers, du quart de ce qui reviendrait aux hommes.

Nous avons bataillé pendant des semaines, auprès de tous les groupes parlementaires qui ont promis leur soutien, mais la proposition n’a finalement pas été retenue. Après, on s’est dit que l’approbation de cette loi était déjà un point positif car avant cela, les femmes Soulaliyates n’avaient rien.

Article 6 de la loi 62.17Article 6 de la loi 62.17

Quel est le déphasage existant avec le décret d’application de la loi 62.17 ?

Quelques mois après la promulgation de la loi 62.17, son décret d’application fait, dans son article 1, de la résidence sur les terres de la collectivité ethnique un critère de reconnaissance du statut de membre. Et si on n’est pas reconnu en tant que tel, on n’a évidemment plus droit à rien. C’est considérablement problématique parce que ce critère rend pratiquement caduc la reconnaissance de la femme en tant qu’ayant droit, comme inscrit dans l’article 6 de ladite loi.

On se retrouve avec un décret d’application, qui est donc un texte réglementaire, contradictoire avec la reconnaissance des droits dans la loi 62.17. En d’autres termes, ce que la loi a donné d’une main, le décret de son application l’a repris de l’autre. Il ne définit pas ce qu'est la notion de résidence, qui dans le cas des terres collectives situées souvent dans des zones rurales, enclavées ou lointaines, n’a pas le même sens que celui conventionnellement admis dans le milieu urbain. De plus, beaucoup de femmes – et d’hommes d’ailleurs – concernées ne résident plus sur ces terres, car chacun et chacune est parti travailler ou étudier dans une autre région.

Certaines femmes vivent juste à quelques kilomètres de ces terres, mais pas «sur» ces terres-là, et pourtant elles font bien partie de la collectivité ! Cette appartenance n’a rien à voir avec la résidence ; c’est une appartenance historique et familiale que personne ne peut enlever, car c’est une partie de l’identité. On se retrouve donc dans une situation très complexe, car on sait que pour résider sur ces terres, il faut avoir une parcelle où pouvoir construire pour habiter. Or, on ne peut pas construire sur une parcelle si on n’a pas une pleine jouissance de cette appartenance. Avant cette loi, beaucoup de Soulaliyates ne pouvaient d’ailleurs pas habiter sur le territoire de la communauté car elles étaient privées de leur droit à la terre où bâtir une petite maison justement. Maintenant, elles sont considérées comme ayant droit selon la loi 62.17, mais le décret d’application leur enlève encore une fois cela.

Dans un premier temps d’abord, un collectif d’associations de différents domaines, dont l’ADFM est membre, a eu recours au mécanisme de pétition citoyenne pour saisir l’ancien Chef du gouvernement en 2020 et faire modifier les dispositions du décret d’application de la loi 62.17 par une seule et unique chose : abroger cette condition de résidence. Après plusieurs mois d’attente, la réponse reçue de l’ancien chef de l’exécutif a été encore plus ambigüe que le décret d’application.

C’est dans ce contexte que la récente campagne digitale de l’ADFM a été lancée ?

C’est ainsi qu’à la fin de l’année dernière, nous avons décidé de lancer une campagne via les réseaux sociaux. Pour l’opinion publique, la loi a été adoptée en 2019 et le problème des terres collectives est donc réglé, mais ce n’est pas le cas et c’est ce sur quoi nous voulons sensibiliser aujourd’hui. Les femmes Soulaliyates ont vécu des injustices à travers les siècles et tout au long de l’histoire, concernant d’abord leur droit à la terre. C’est une nouvelle injustice qu’elles subissent maintenant avec ce décret d’application.

En mai 2020, une circulaire du ministère de l’Intérieur a par ailleurs porté sur la privatisation des terres collectives, que la loi 62.17 reconnaît pour la première fois. La circulaire porte en particulier sur les zones non-irriguées, car celles qui le sont ont un statut différent. Elle prévoit certaines conditions pour privatiser les terrains. Ainsi, seuls les ayants droit des communautés ethniques, résidents permanents, cultivateurs et ayant la pleine jouissance des parcelles communautaires peuvent se prévaloir à la privatisation, à condition que la superficie de leur parcelle ne soit pas inférieure à dix hectares.

Seules les personnes qui remplissent toutes ces conditions peuvent prétendre à la propriété privée de leurs terres, mais ces conditions-là excluent quasi-totalement les femmes Soulaliyates, tout simplement parce qu’elles n’avaient pas droit à la terre avant ou à de très petits lopins seulement.

Ces critères s’appliquent aux hommes au même titre que les femmes ?

La loi s’applique formellement sans discrimination. Mais dès le départ, la situation que vivent les hommes et les femmes n’est pas égalitaire. C’est ce qu’on appelle dans le droit international relatif aux droits de l’Homme «la discrimination indirecte». Autrement dit, on ne peut pas appliquer les mêmes critères à des situations inégales.

A titre d’exemple dans un autre registre, le gouvernement met en place des mesures pour promouvoir la scolarisation des filles rurales, parce qu’il s’est rendu compte – avec beaucoup de retard – que ce ne sont pas souvent les familles qui ne veulent pas envoyer leurs filles mais que pour le faire déjà, elles ont besoin d’avoir un transport scolaire, des cantines, bénéficier de démarches incitatives si les parents ou les tuteurs sont dans une situation de grande pauvreté… Ces mesures sont faites pour contrebalancer la discrimination indirecte, de manière à ce que les filles et les garçons aient les mêmes chances dans leur accès à l’éducation. Bien entendu, la loi marocaine n’a jamais interdit la scolarisation des filles. Mais des décennies après l’Indépendance, on s’est rendu compte qu’elles allaient moins à l’école, car leur situation et les conditions dont elles jouissaient étaient bien différentes de celles des garçons.

Et bien c’est la même chose pour les terres collectives : pendant des siècles, les femmes n’avaient pas droit aux terres collectives mais pour en bénéficier aujourd’hui, on leur fait appliquer des critères qui ne correspondent qu’aux hommes, en grande majorité. Il existe en tout cas plusieurs voies de recours que nous sommes en train d’étudier, parallèlement à la campagne digitale en cours, afin de voir comment revenir sur le traitement de ce dossier et faire abroger la condition de résidence.

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