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Tribune

Affaire Hajar Raïssouni : De la dictature des mœurs au Maroc [Tribune]

Mêlant mainmise du pouvoir sécuritaire sur la vie privée des individus et usages politiques de lois sur les mœurs pour brimer des voix dissonantes, l’affaire de la journaliste d’Akhbar Alyaoum, Hajar Raïssouni, fait réagir le sociologue et associatif Mehdi Alioua. Dans cette tribune, il s’exprime sur des aspects sociétaux et politiques du procès.

Publié
En marge des audiences du procès de Hajar Raïssouni, en septembre 2019, des acteurs de la société civile ont observé des sit-in de soutien / Ph. DR.
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De quoi l’affaire Hajar Raissouni est-elle le nom ?

Après le verdict à l’encontre de Hajar Raïssouni, son conjoint Rifaat Al Amine, ainsi que le médecin et deux membres du personnel médical, il est important de s’interroger sur l’état de nos libertés car cette affaire a pris une tournure inédite. On pourrait m’objecter que ce n’est pas nouveau, que de nombreux militants et journalistes ont été inquiétés par les autorités judiciaires et que Nasser Zefzafi a été condamné à 20 ans de prison ferme. Je répondrais, oui, vous avez raison.

Et si je suis sorti plusieurs fois de ma tour d’ivoire universitaire pour prendre une plume et tenter de mettre des mots sur nos indignations légitimes, pour expliquer que les tentatives de faire taire la jeunesse mobilisée dans des mouvements sociaux demandant un Etat social en lieu et place d’un Etat Makhzen est sans issue. Des dizaines de milliers d’autres personnes ont pu eux aussi exercer leur droit de citoyen à dénoncer ces injustices.

Qu’il y a-t-il de nouveau alors ? C’est que cette affaire, qu’elle soit montée de toute pièce pour faire taire une journaliste ou qu’elle soit le fruit du hasard d’une enquête de la police des mœurs, nous touche bien au-delà. Non pas que ce qui est arrivé aux autres mérite moins d’attention, mais parce qu’à la menace qui plane au-dessus de tous les journalistes et les militants, pouvant à tout moment être poursuivis, s’ajoute une menace qui plane au-dessus de toute la société marocaine et, en particulier, de toutes les femmes et de tous les jeunes. Il suffit de lire les rapports annuels du ministère public sur l’exécution de la politique pénale pour y découvrir qu’en moyenne, plus de 17 000 personnes sont poursuives chaque années au titre des articles 489 («homosexualité»), 490 («débauche», c’est-à-dire relations sexuelles hors mariage) et 491 («adultère»).

Ce qu’il y a de nouveau dans cette affaire, c’est qu’elle ne touche pas seulement aux questions de liberté de la presse et de liberté d’expression, ni seulement aux rapports tumultueux entre le pouvoir et ses opposants. Elle touche aussi à ce que nous avons de plus intime : notre corps. Plus précisément, elle touche aux corps des femmes. Elle touche aux ventres qui nous ont porté et aux utérus d’où nous sommes sortis. Elle touche à la matrice même de notre humanité.

Qui y a-t-il de plus angoissant qu’un Etat qui épie ce que vous faites avec votre corps ; qui vous espionne à travers la serrure ou la webcam de votre ordinateur pour savoir ce qui se passe dans votre chambre. Un Etat qui vient jusque dans vos draps analyser les poils pubiens et les fluides invisibles que vous avez laissés. Un Etat qui vient fouiller dans le vagin des femmes, qui écarte leurs cuisses de forces et sonde leurs profondeurs en pensant y trouver les preuves de la sédition justifiant sa répression.

Que reste-t-il alors de notre humanité si même le sexe des femmes appartient à l’Etat ?

Rien. Ni pour elles, ni pour personne, ni pour celles et ceux qui viendront demain en sortant de l’utérus de leurs mères et qui découvriront, trop tôt, qu’il s’agissait en réalité d’un poste-frontière sous surveillance. L’Etat devient à la fois notre géniteur et notre génitrice. Il n’est pas hermaphrodite. Il est omnipotent. Omniprésent. Notre Père-Mère fait ce qu’il veut de nous sans jamais se justifier. Il peut aller où il veut, même dans nos orifices. Ceux des femmes comme ceux des hommes qui, jadis, servaient d’exutoires aux geôliers tortionnaires durant les années de plomb.

Nos corps ne sont pas protégés. Et, quand cela lui chante, l’Etat dévoile à tout le monde ce qu’il s’y passe. C’est ce qui arrivé à Hajar Raïssouni.

Les médecins récalcitrants attachés au secret médical, en prison ! C’est ce qui est arrivé au Dr. Mohamed Jamal Belkziz. Peu importe sa probité, ses quarante années de carrière et le fait qu’il ait été décoré par le roi. L’amoureux qui jure qu’il est le fiancé légitime et qu’il aime sa femme, en prison ! En lisant le verdict, on pourrait presque imaginer le juge lui dire : «Mais ton témoignage n’a aucun poids, tu n’es qu’un invité ici, un corps étranger, un Noir, qui ose dormir avec un Marocaine dont le sexe nous appartient. Tu n’as aucun droit ici !». Aux journalistes qui critiquent et condamnent cette injustice : méfiez-vous, l’Etat pourrait venir perquisitionner dans votre corps à vous aussi.

Nous vivons dans une dictature des mœurs où nous sommes à la fois les petits despotes et les victimes

Mais pourquoi sommes-nous si impuissants face à une telle dérive qui ressemblerait à nos pires cauchemars des années de plombs, alors que notre pays s’est fortement engagé, depuis plus de vingt ans, dans une transition démocratique ? Parce que l’Etat n’est pas le seul coupable ! Parce que dans nos votes, dans nos attitudes à l’égard des femmes et des jeunes, dans nos capacités de résistance face aux ingérences de l’Etat, dans notre école, dans notre magistrature se niche un système social et politique qu’il convient de nommer dictature des mœurs.

C’est pour cela que cette affaire est encore plus terrifiante que les précédentes. Nous sommes à la fois les victimes et les despotes d’un système dont n’avons pas su, ou pas pu, nous défaire du fait de notre attachement à ce que l’on nomme l’ordre public. Celui dont on a du mal à cerner les contours et qui est souvent utilisé par les autorités pour nous contrôler, nous poursuivre, nous condamner, est d’abord un ordre moral qui se perpétue, avec tout de même quelques changements et évolutions, de génération en génération. C’est un ordre moral qui se définit comme islamique et qui comporte une dimension archaïque, tyrannique et misogyne.

Dans les ceinturons de nos pères, les règles de nos professeurs, les matraques de nos policiers, la hogra (violence symbolique) de nos élites politiques et économiques à l’égard des plus modestes d’entre nous, réside une dimension archaïque et tyrannique de notre ordre moral. Dans les insultes de nos pères à nos mères, dans les diatribes de nos imams, dans les choix des hadiths qui consacrent l’inégalité des sexes, dans les enseignements de nos professeurs qui ne disent rien sur les femmes ni sur le désir qui brule nos jeunes au lieu de les libérer, dans l’oppression de la police des mœurs, dans les harcèlements sexuels des garçons dans la rue, réside une dimension archaïque et misogyne de notre ordre moral.

Beaucoup de Marocaines et de Marocains pensent que la cohésion sociale en serait renforcée, mais c’est une erreur. Il s’agit en réalité d’une soumission qui nous empêche d’épouser pleinement les principes de liberté et d’émancipation citoyenne nous ayant libérés du joug colonial et de fonder une Nation Politique.

Pour paraphraser la philosophe Hannah Arendt, nous ne serons toujours pas libres d’être libres au Maroc.

Tant que nos corps ne nous appartiendront pas, nous ne serons pas libres d’être libres.

Tant que nous aurons peur que nos voisins nous dénoncent, nous ne serons pas libres d’être libres.

Tant que nous aurons peur qu’un juge ordonne à la police de perquisitionner nos corps, nous ne serons pas libres d’être libres.

Tant que nous aurons plus peur des règles islamiques imposés par les hommes que de Dieu lui-même, nous ne serons pas libres d’être libres.

Tant que nous continuerons d’être hypocrites en nous référant à des codes qui ne sont plus en accord avec nos pratiques, nous ne serons pas libres d’être libres.

Tant que nous resterons autant attachés à un ordre moral archaïque, tyrannique et misogyne, nous ne serons pas libres d’être libres. Et ainsi perdurera la dictature des mœurs. Ce système social et politique est le principal frein à la démocratisation du Maroc. Or, nous en sommes les acteurs. Nous pouvons donc le stopper et nous en libérer !

Il est temps d’en finir avec la dictature des mœurs : commençons par dépénaliser les sexualités.

C’est pour cela que j’ai décidé de ne plus être hypocrite en me déclarant hors-la-loi, hors de ces lois qui sont obsolètes et nous mettent en porte-à-faux avec l’Etat. Elles sont le symbole d’une infâme dictature des mœurs. J’ai signé le texte des 490 parce que j’ai décidé d’être un citoyen libre d’être libre, qui déclare ne plus être attaché à cet ordre moral qui nous oppresse. Je me suis délivré de cette dictature des mœurs. Je peux alors affronter en citoyen libre les incohérences et les violences commises au nom de l’Etat et réclamer des comptes. Je peux exiger une justice qui ne soit plus misogyne et moins tyrannique. Je peux choisir des députés qui ne reconduiront pas cet ordre moral archaïque. Je peux librement participer à l’avenir.

Et vous ?

Pour l’instant Hajar Raïssouni est enfermée. Son amoureux est enfermé. Son médecin qui lui apporté assistance est enfermé. La seule chose qui compte est de les sortir de là et qu’un moratoire soit décrété pour permettre un débat national. En attendant, tant qu’ils resteront enfermés, tant que nous n’aurons pas de moratoire, nous serons toutes et tous en sursis…

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