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Grand Angle

Du mésusage du terme «arabisant» au sein des écoles françaises au Maroc [Billet]

Pourquoi la proviseure du lycée français René Descartes à Rabat a précisé «professeure arabisant» pour qualifier le premier cas d'infection à la Covid-19 ? A quelle époque hitorique correspond-il ? Le «distinguo» existe-il au sein du corps professoral ? Etait-il opportun d'utiliser ce terme dans le contexte marocain ? Parce que les mots sont importants, tentons de mettre celui-ci en perspective.

Publié
Lycée Descartes à Rabat / DR
Temps de lecture: 3'

Une professeure a été testée positive à la Covid-19 au lycée Descartes de Rabat. Si l’émoi chez les parents d’élèves est compréhensible, pour la grande majorité des Marocains cette infection n’est qu’une parmi les 2 156 autres recensées ce mercredi 9 septembre. Nous nous sommes en effet habitués aux chiffres en kilo, et loin est le souvenir des bilans épidémiologiques du mois de mars.

Bilan du 10 mars 2020Bilan du 10 mars 2020

Là où le bât blesse, c'est la manière d’annoncer ce premier cas de coronavirus au sein du lycée amiral de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) au Maroc. «Une collègue arabisante», est l’expression employée par la proviseure pour désigner la professeure malade, dans un email envoyé jeudi soir au personnel de l’établissement. La précision, somme toute inutile puisque l’enseignante est désignée par son nom, a choqué nombre de Marocains. Par contre, au sein du corps professoral des écoles françaises au Maroc, cette distinction entre les professeurs de langue arabe et les autres, est communément admise. «C’est assez habituel d’appeler les profs d’arabe les "arabisants" et les profs de français les "francisants"», nous explique une source au sein de l’AEFE.

Email interne envoyée par la proviseure du lycée DescartesEmail interne envoyée par la proviseure du lycée Descartes

L'orientalisme, l'arabisant et le colonialisme

Ce terme pose pourtant problème quand on connait le contexte historique de son émergence. Dès 1819, «arabiste» apparait sous la plume d’un agent du ministère de l’Intérieur. Il permet de définir les orientalistes français maitrisant la langue arabe. Un terme progressivement remplacé par «arabisant» au cours du XIXe siècle faisant même son entrée dans le Grand Robert de la langue française en 1842.

Comme le terme «orientalisme» épinglé par Edward Saïd, celui d’«arabisant» est intimement lié à la conquête coloniale française. Les orientalistes arabisants ont d’ailleurs joué un rôle précieux pour la domination française dans plusieurs pays d’Afrique du nord et du Levant, comme le souligne l’historien Alain Messaoudi dans son livre «Les arabisants et la France coloniale» (Editions ENS, 2015).

Au-delà de la définition étroite de l’arabisant comme «spécialiste de la langue et de civilisation arabes», il a servi à définir les universitaires, les diplomates et autres experts du monde arabe maitrisant la langue arabe alors qu'elle n’est pas leur langue natale. L’historien et écrivain Ernest Renan (1823-1892) fait figure de précurseur du mouvement des «orientalistes arabisants» ayant accompagné la conquête coloniale française.

Vecteur exogène de la maladie ?

Il est dès lors facile d'appréhender ce que ce terme charrie comme symbolique dans le contexte d’une école française au Maroc. Le vocabulaire à la charge stigmatisante en visant une professeure de langue arabe malade de la Covid-19, est aggravé par le placement des «collègues arabisant en situation d’isolement», selon l’email de la proviseure. On peut imaginer que les autres collègues enseignants n’ont pas été placés en isolement car ils n’ont pas été en contact avec la professeure testée positive. Mais le vocabulaire et le contexte donnent malheureusement cette désagréable impression de désignation d’un bouc émissaire, et d’une intrusion du SARS-CoV-2 au sein du lycée Descartes par le fait des seuls «professeurs arabisants».

Le terme maladroit «arabisant» n’est pourtant pas employé dans le communiqué du lycée, ni dans l’email d’information envoyé aux parents. Il n’est présent que dans l’email dédié au personnel de l’établissement. Loin d’être un simple écart de langage de la proviseure, le terme est utilisé abondamment au sein du corps enseignant de l’AEFE. Il a cet «avantage» pratique de designer les membres d’une greffe qui a du mal à prendre. En effet, contrairement aux autres enseignants de l’AEFE, les professeurs de langue arabe sont des fonctionnaires du ministère marocain de l’Education nationale. Ils ne dépendent pas directement de l’administration de l’école mais sont désignés par le Maroc depuis l’imposition par le Royaume de l’enseignement de la langue arabe pour toutes les écoles étrangères. Une greffe d’autant plus compliquée que ces professeurs changent souvent d’établissement en fonction des besoins du ministère de tutelle.

S’ils ont de fait une place particulière au sein du corps enseignant des écoles françaises, il est de la responsabilité de la direction du Lycée Descartes dans le cas présent, de manier avec soin le vocabulaire utilisé et ne pas faire d'eux des «intrus» ou des vecteurs exogènes de la maladie. Une précaution qui évitera de prêter le flanc aux procès en colonialisme.

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