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Grand Angle

Les problèmes économiques de la presse ne sont pas nés avec l’arrivée du coronavirus au Maroc

La presse marocaine est aux abois. Le covid-19 a infecté un secteur déjà immunodéprimé avec de nombreuses maladies chroniques. L’occasion de revoir tout l’archaïque système de subventions publiques qui entretient l’immobilisme.

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Caricature de Mix et remix paru dans l’Hebdo de Lausanne / DR
Temps de lecture: 4'

En moins d’un mois de crise sanitaire, tout le monde libéral qui ne jurait que par les marchés financiers, la concurrence libre et parfaite, la dérégulation, appelle au secours l’Etat, dans la plus pure tradition keynésienne. Après les demandes de l’organisation représentant les écoles privées du Maroc, puis l’ordre des médecins, qui voulaient bénéficier du Fonds spécial covid-19, c’est au tour de la presse d’appeler l’Etat à l’aide. Au-delà, c’est tout le secteur de la communication qui est en crise : des agences de communication, agences médias, régies publicitaires, agences de relations publiques et d’événementiel...

Mais c’est la presse qu’on entend le plus, car elle a en main le micro, qu’elle peut allumer et éteindre à sa guise. Malgré les critiques des internautes sur l’indécence des appels à l’aide venant de médias tenus par de grands patrons et autres milliardaires, ils invoqueront le rôle de la presse comme «pilier du pluralisme et de la construction démocratique de notre pays». Un argument qui ressemble à s’y méprendre à celui du représentant des cliniques privées, lors des Assises de la fiscalité, et qui réclamait une imposition plus souple pour les médecins privés eu égard à leur rôle social. Ce à quoi Zouhair Chorfi, secrétaire général au ministre de l’Economie et des finances, a répondu que tout était social. De la même manière, on pourrait répondre aux grands patrons de presse que tout est pilier de la construction démocratique : de l’association de quartier à «Mohamed moul piceri».

Ce que les patrons de presse omettent de dire, c’est que contrairement aux agences de communication, plusieurs d’entre eux sont déjà subventionnés par l’Etat. L’argent public n’a pas attendu le covid-19 pour couler dans les veines financières d’une soixantaine de publications. Un système de subvention qui, au départ, devait permettre de restructurer les entreprises de presse et réduire la précarité des journalistes, mais qui deviendra très vite une rente qui ne ruisselle que très peu. Ainsi, les médias électroniques n’ont que très tardivement et très peu bénéficié de cette subvention. Plus grave encore, la situation des journalistes dans certains médias subventionnés est aussi précaire qu’avant.

Et c’est aux journalistes qu’on fait payer cette crise sanitaire, dès le premier mois ! Chômage partiel, chômage technique, réduction allant jusqu’à 50% du salaire... sont les principales mesures d’économie prises. Il est assez étonnant qu’aucune autre mesure de frugalité financière n’ait été décidée, ou encore qu’aucune proposition n’ait été émises pour sauvegarder les emplois, assurer la viabilité des entreprises de presse et ainsi maintenir un secteur essentiel à la vie publique du pays. Je voudrais lister trois propositions simples, qui éviteraient aux salariés de se sacrifier, aux entreprises de presse de fermer, et à l’Etat d’avoir recours massivement à l’argent public pour aider le secteur privé.

Faire ruisseler la trésorerie

Rappelons, en premier lieu, que la tension sur la trésorerie des entreprises de presse provient des retards de paiement. Le gouvernement, qui a toujours joué à cache-cache avec la loi sur les délais de paiements, pourrait faire preuve du même volontarisme exprimé en cette crise, en exigeant de toutes les entreprises le paiement des arriérés, sous peine de sanctions financières. Ainsi, toutes les entités qui ne rencontrent pas de difficultés de trésorerie irrigueront les trésoreries des agences de communication, et l’argent ruissèlera jusqu’aux médias et aux salariés. Il est tout de même anormale que des entreprises jouent aux bienfaitrices en contribuant au Fonds de solidarité covid-19, et accuse 6 à 18 mois de retard de paiement de ses prestataires, ou demandent à ses salariés de sacrifier une partie de leurs rémunérations.

Du nudge pour réorienter les budgets pub 

J’avais déjà émis cette suggestion pour une réorientation structurelle du marché publicitaire marocain, mais l’urgence mérite un virage beaucoup plus radical. Le gouvernement qui se plaignait de l’évasion fiscale générée par la publicité sur Facebook, Google, Youtube... a toutes les raisons aujourd’hui de serrer la vis. Ainsi, on estime à 65% sur un total de 361 millions de dirhams de budget de publicité digitale en 2019 qui «fuit» vers les plateformes internationales, qui ne payent aucun impôt au Maroc et n’emploient aucun Marocain sur le territoire national. Si les grandes entreprises marocaines, dont certaines n’hésitent pas à invoquer la préférence nationale quand leur business en dépend, ne veulent toujours pas comprendre l’étendue du danger pour les médias nationaux, n’est-ce pas le rôle de l’Etat de redéfinir le cadre fiscal qui ne lui bénéficie ni à courte terme, ni à long terme ? Si le petit gâteau publicitaire marocain était déjà dévoré par les plus gros, aujourd’hui où il ne reste plus que quelques miettes, les pouvoirs publics devraient interdire toute sortie de devises pour financer de la publicité sur les GAFA alors même que les médias nationaux battent des records d’audience.

Redonner du sens au système de subvention à la presse écrite

Comment se fait-il que l’argent public (90 millions de dirhams en 2019), censé soutenir l’emploi dans les entreprises de presse, ne bénéficie qu’à une minorité de médias ? Quelle équité il y a-t-il de voir que des journaux papier employant une dizaine de personnes touchent 1 million de dirhams par an, alors qu’un site d’information avec le même effectif ne peut toucher plus de 60 000 dirhams ? Et comment justifier que d’autres médias, comme Yabiladi.com (premier site marocain francophone avec 8 millions de visites mensuelles), ayant le même nombre de salariés, respectant la convention collective, et s’acquittant des cotisations et impôts, ne bénéficient d’aucune subvention ?

Plutôt que d’alimenter un système qui est devenu, au fil des années, une rente de situation, il est temps de revenir à l’essence même de l’initiative royale visant le soutien à la presse. Si l’intérêt de départ est bien la restructuration des entreprises de presse pour l’amélioration de la situation des journalistes et même la création d’emplois, les subventions doivent être réorientées en ce sens. Pour bénéficier à tous les supports et surtout à tous les journalistes, cet argent public doit prendre la forme d’une aide permettant de compenser une partie des impôts sur le revenu et des cotisations sociales, payées par l’entreprise pour des postes de journalistes à temps plein, et dont le salaire n’est pas inférieur à celui défini dans la convention collective. L’entreprise qui souhaite bénéficier d’1 million de dirhams de subvention (qui pourrait être fixé comme un plafond) devra embaucher et/ou augmenter ses journalistes. Un juste retour à la normale. Et tous les médias justifiant du paiement de l’IR et de la CNSS sur 2019, pourront bénéficier de la subvention sans passer par un long processus opaque et clientéliste.

Ces trois propositions sont simples à mettre en place et ne demandent pas beaucoup d’efforts à l’Etat. Le plus compliqué sera de passer outre les blocages des rentiers des médias qui, en période de crise, veulent faire payer leurs errances entrepreunariales aux contribuables et aux salariés.

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