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Dès les années 1980, un label marocain a exporté les rythmes électro locaux à travers le monde

Depuis bien des générations, les influences marocaines se sont mêlées à différentes musiques d’ici et d’ailleurs. Gnaoua, jajouka ou chaâbi ont plus tard inspiré des compositions de musique électro, donnant lieu à un style artistique atypique dès les années 1980.

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Image ayant servi à une pochette du groupe Kasbah Rockers, produit et distribué par Barraka El Farnatshi / Ph. Barraka El Farnatshi Label
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Et si certaines musiques électro à succès puisaient leur inspiration dans les chants et des rythmes traditionnels ? C’est le pari que des productions musicales ont réussi depuis la seconde moitié du siècle dernier à partir du Maroc, enrichissant encore aujourd’hui le registre de créateurs internationaux. C’est à ce phénomène artistique que s’est intéressé le chercheur et compositeur basé à Casablanca, Abdellah Hassak (DJ Guedra Guedra). Il retrace ainsi la génèse de la scène électro marocaine, qui a marqué les années 1980, 1990 et début 2000 par des compositions au style encore reconnaissable de nos jours.

En effet et malgré les moyens limités de l’époque, des labels ont encouragé l’émergence de cette tendance musicale depuis le Maroc. Elle s’est d’ailleurs fait connaître à travers ses arrangements qui mêlent raï, techno, chaâbi et funk. Abdellah Hassak rappelle que «Barraka El Farnatshi a fait partie des labels qui symbolisent ces influences» rassemblées avec brio, sous la houlette du père fondateur de cette marque, Pat Jabbar.

Suisse de naissance, Marocain de cœur, Pat Jabbar a mis en place sa structure en 1988. Il défend une approche créative, allant «au-delà des classifications traditionnelles» qui relèguent les rythmes ancestraux ou de fusion à de vagues appellations exotiques. A son actif, Barraka a compté plus de 30 productions et de nombreuses collaborations avec des groupes et des artistes qui ont connu leur succès commercial.

Cela a notamment été le cas du morceau «Mulkutshi» en 1997, extrait de l’album «Riam» de la formation musicale Ahlam, note Abdellah Hassak. Ce groupe aura produit trois de ses disques dans les studios du même label, s’appropriant à sa manière «un schéma hybride et moderne qui le différencie du raï classique ou de la techno européenne».

Une célébrité entre Tanger, Genève et New-York

Plus qu’un style musical originalement personnalisé, ce label illustre l’émergence des collaborations internationales et leur rôle dans la création de rythmes musicaux, à la fois modernes et ancestraux, avec un réel accompagnement des professionnels de la distribution.

Pour ce faire, Barraka El Farnatshi aura compté sur l’appui du jazzman américain Bill Laswell, qui a laissé une empreinte sur toutes les œuvres produites avec Pat Jabbar. Dans les années 1990 et 2000, sa marque de fabrique a été aussi derrière le succès d’artistes d’un autre registre, comme celui des chanteurs Sapho et Hamid Baroudi.

Mais les origines de ces rencontres artistiques remontent à bien plus longtemps. C’est au Nord du Maroc que les contours de cette success story rapidement exportée se sont dessinés. Alors résident à Tanger dans le cadre de ses recherches en musicologie, le compositeur et écrivain américain Paul Bowles a continué à s’intéresser aux rythmes ancestraux marocains, bien après la fin de ce travail. C’est ainsi qu’il découvre le groupe de transe underground marocain «Aisha Kandisha Jarring Effects» (AKJE) et cherche à l’aider pour s’exporter.

«Etant donné qu’en 1990, on ne pouvait pas trouver un label qui avait envie de publier le premier album de Aisha Kandisha, on s’est dit qu’il valait mieux le publier nous-mêmes en Suisse, puis passer des contrats avec des distributeurs indépendants un peu partout», se souvient Pat Jabbar dans une interview. «Nous sommes rentré en contact avec Bill Laswell grâce à un journaliste de Miami qu’on a rencontré chez Paul Bowles à Tanger. Il aimait bien le premier album de AKJE, et fut d’accord pour produire le second (Shabeesation)», se rappelle-t-il encore.

Les collaborations entre Laswell et Barraka El Farnatshi se multiplient, donnant lieu aussi à des mix reprenant le titre «El Aloua» en 1995 et d’autres alliant raï, gnaoua et musiques amazighes, le tout dans un esthétique électro.

Une référence dans l’exportation des compositions africaines

«S’il existe peu de labels consacrés aux musiques arabes et maghrébines, rares sont ceux qui empruntent délibérément les voies d’une modernité sonore, mixant des sons, en apparence, si opposés», note à ce sujet la chercheuse Sandrine Gris à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal, soulignant le succès de Barraka El Farnatshi. Dans son entretien réalisé avec Pat Jabbar, elle décrit en effet une approche qui «dépasse toutes les classifications musicales».

«Ce label marocain peut se vanter d’avoir appuyé non seulement des artistes créatifs mais en plus très originaux. Non seulement la démarche et les artistes produits sont hors-normes, mais en plus le succès commercial a dépassé les frontières musicales de la Suisse et du Maroc, où Barraka el Farnatshi est installé.»

Sandrine Gris, chercheuse à l’Université de Montréal

En Suisse, Barraka aura également soutenu les Manicas, groupe de punk rock à succès en Europe. «[Ils] ont pu enregistrer un album avec un autre groupe, cette fois-ci égyptien, Sharkiat, au Caire. Mieux, deux tournées, Maniacs vs Sharkiat, ont croisé en Suisse et en Egypte ce rock électrique et cette musique traditionnelle arabe», rappelle la chercheuse.

L’idée principale de Pat Jabbar a été d’avoir «un contrôle total sur toute la production et la promotion, sans se faire imposer par des tiers telle ou telle notion» de business. «Ensuite venait bien sûr l’idée du pouvoir qu’on pouvait tout-à-coup exercer sur les médias par des messages socio-culturels ou politiques», souligne-t-il.

Aujourd’hui, Pat Jabbar et son label reviennent aux bases que sont les rythmes électro joints aux musiques du terroir. Il fait désormais le succès de compositeurs prometteurs des scènes marocaine, algérienne, égyptienne, mais aussi somalienne, entre autres pays d’Afrique. Barraka El Farnatshi aura su se réinventer et résister au temps, marquant de son empreinte la musique de productions filmiques internationales, du cinéma indépendant à celui mainstream, en passant par les films de la plateforme Netflix.

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