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Grand Angle

Danseurs travestis au Maroc, une «nécessité de service» ou une «tolérance» de la société ?

Caftans colorés, perruques, accessoires de femmes et ngabs sont les maîtres mots lorsqu’il s’agit des danseurs du ventre à Jamaa El Fna. Mais derrière cette pratique ayant survécu au protectorat français, les explications diffèrent entre ceux qui la définissent comme une nécessité, et d'autres qui la considèrent comme une forme d’acceptation et de tolérance de la société marocaine.

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Un danseur du ventre travesti à la place Jamaa El Fna. / Ph. DR
Temps de lecture: 4'

Avec leurs longs caftans colorés, leurs ngabs en mailles dissimulant leur visage et leurs bandeaux étincelants, ils dansent, chantent et divertissent les passants. Si vous vous rendez pour la première fois à Marrakech sur la place Jemaa El Fna, vous risquez alors de les confondre avec des danseuses femmes. Mais ceux qui connaissent les tenants et aboutissants de la place séculaire, savent que ces silhouettes appartiennent bel et bien à des danseurs du ventre masculins.

Depuis des décennies, ces interprètes assument le rôle de danseuses, portent des vêtements de femme et adoptent une attitude féminine qui ne manque pas d’attirer le public. Si certaines personnes les considèrent comme les «drags queens traditionnels», d’autres y voient une pratique durable qui en dit long sur le fonctionnement de la société marocaine.

Une pratique ayant survécu à l’intolérance du colonisateur

Cette pratique a émergé il y a plusieurs décennies. Selon George Haggerty et Bonnie Zimmerman, spécialistes en études féminines, le Maroc et d’autres pays de la région ont «une longue tradition de danseurs et d’interprètes masculins». Des années avant la colonisation française, ces hommes «étaient souvent vêtus de vêtements de femmes et se produisaient dans des cafés et des cabarets qui faisaient aussi office de maisons closes», écrit Haggerty et Zimmerman dans leur livre «Encyclopedia of Lesbian and Gay Histories and Cultures» (Garland Science, 2003). «Lorsque la domination coloniale française a commencé, les administrateurs coloniaux, choqués, avaient ainsi fermé bon nombre de ces lieux de spectacles», rapporte l'Encyclopédie.

Cependant, la tradition a continué et a survécu à cette interdiction, qui continuera de voyager dans le temps jusqu’à nos jours. Car, contrairement aux Français, ces danseurs étaient tolérés par les Marocains et avaient même réussi à attirer un grand nombre de fans parmi la population locale et les étrangers dans plusieurs régions du pays. «Ces danseurs étaient presque partout au Maroc et se produisaient sur plusieurs places renommées, telles que la place Jemaa el-Fnaa à Marrakech, la place Lahdim à Meknès et d'autres», nous rappelle le professeur universitaire et expert de la culture populaire, Hassan El Mazouni. Aujourd’hui, seule la troupe de Marrakech a finalement «survécu».

Pour les Marrakchis, les drags queens font partie de «l’atmosphère diversifiée et amusante de la place de la ville», ajoute-t-il. Et contrairement aux autres artistes de la place mythique, ces danseurs restent «uniques, différents, inhabituels et exotiques», enchaîne l’expert. 

«Ces hommes s'habillent comme des femmes, marchent comme des femmes, parlent comme des femmes et agissent avant tout comme des femmes. Ce sont des acteurs et des interprètes qui tendent parfois à transmettre un message sur la société et les problèmes communs des Marocains.»

Hassan El Mazouni

Un danseur du ventre à la place de Jamaa El Fna. / Ph. DRUn danseur du ventre à la place de Jamaa El Fna. / Ph. DR

Quand les hommes assument des rôles jugés «impropres» pour les femmes 

Bien qu’en dehors de ces places destinées principalement au divertissement, le fait de porter des vêtements de femmes était très mal vu, la pratique y était tolérée et acceptée. Hassan El Mazouni estime que cela fait partie du «plaisir». «L'art le permet», argue-t-il en expliquant que Jamaa El Fna, où la pratique est toujours présente, «est un espace qui a ses propres règles et lignes rouges qui diffèrent complètement de celles définies à l'extérieur». «Je considère la place comme un lieu qui brise les tabous, ce qui signifie que ce qui est autorisé à l'intérieur ne l’est pas à l’extérieur». C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles cette pratique a continué, conclut-il.

Mais si elle a réellement survécu aux changements de la société marocaine, cette pratique s'explique autrement par d'autres experts. Alors qu’Hassan El Mazouni la considère comme une part importante de l’ancienne industrie du divertissement au Maroc, d'autres pensent que cette pratique a vu le jour à cause des restrictions contrôlant les interactions sociales des femmes marocaines par le passé.

Un danseur du ventre à la place Jamaa El Fna. / Ph. DRUn danseur du ventre à la place Jamaa El Fna. / Ph. DR

En effet, pour Haggerty et Zimmerman, «la danse du ventre et les chants en public ont été assimilés à la prostitution» au Maroc et «de telles carrières ont été jugées impropres aux femmes». Pour cette raison, «leurs rôles ont souvent été assumés par des garçons et des jeunes hommes».

La même idée a été partagée par l’historien marocain Ahmed Amalik, qui explique que les femmes marocaines n’ont jamais pu participer à cette ancienne industrie du divertissement. «Les hommes portaient ainsi des vêtements féminins pour jouer leurs rôles», explique l’historien. En effet, les femmes au Maroc avaient des activités très limitées à l’extérieur de leurs maisons. Ce n’est que vers les années 1940 qu'elles ont commencé à quitter davantage leurs domiciles, sous l'influence de plusieurs crises, dont la Seconde Guerre mondiale, et la faim, poursuit-il. «La plupart des hommes ont été envoyés à la guerre, d'autres y sont morts et des femmes ont été contraintes de quitter leurs maisons pour survivre.»

Une forme d’acceptation et de tolérance de la société

Pour le sociologue marocain Mohamed Almotamasik, la pratique des danseurs du ventre masculins avait plus à dire sur le fonctionnement de la société traditionnelle marocaine dans le passé. Pour le professeur, elle en dit long sur la question du genre et des rôles des femmes et des hommes dans le royaume. «Au Maroc, comme dans de nombreuses autres sociétés, les hommes et les femmes ont des rôles distincts les uns des autres. Toute tentative d’échange de ces rôles n’est pas acceptée», explique-t-il.

La plupart de ces danseurs seraient «des individus incapables de s’inscrire dans l’un de ces rôles pour trouver un équilibre», fait-il savoir, arguant que la raison pour laquelle ces traditions ont été tolérées, malgré le point de vue religieux qui interdit de telles pratiques, est que les Marocains ont «valorisé la tolérance par rapport à la marginalisation». 

«La société marocaine a trouvé un moyen de lutter contre l’exclusion des "personnes inaptes et contre la norme", même en matière d’homosexualité.»

Mohamed Almotamasik

Il ajoute que l'industrie du divertissement était un «refuge pour ces hommes». «L'art leur a permis de s'exprimer, leur a donné une certaine liberté et leur a permis de s'intégrer dans une société qui n'accepte pas l'homosexualité», analyse-t-il. «Cela montre que la société marocaine a pu accepter la diversité par le passé et donner à ces danseurs une chance de s’intégrer», conclut-il.

Le spectacle Kabareh Cheikhats de la troupe Jouk Attamtil Al Bidaoui. / Ph. DRLe spectacle Kabareh Cheikhats de la troupe Jouk Attamtil Al Bidaoui. / Ph. DR

Les danseurs du ventre marocains de Jamaa el-Fna sont toujours là. Bien que leur nombre diminue avec le temps, la tradition a survécu et prend de nos jours d’autres formes, plus modernes. C’est le cas notamment de la troupe Jouk Attamtil Al Bidaoui et son spectacle Kabareh Cheikhats, qui ressuscite à la fois le patrimoine oublié de l’Aïta et les chants de cheikhats, le tout avec une touche féminine.

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