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Grand Angle

Le Maroc, l’un des terrains anthropologiques privilégiés de Jacques Berque

Cet arabisant et orientaliste ne cacha pas son scepticisme sur la colonisation, dont il souligna les effets déstabilisateurs. Des observations qui lui valurent de fortes tensions avec les autorités coloniales françaises.

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L'orientaliste et arabisant Jacques Berque. / Ph. Louis Monier
Temps de lecture: 3'

Quand certains veulent éloigner les deux rives méditerranéennes l’une de l’autre, d’autres ont autrefois voulu les reprocher. L’orientaliste et arabisant français Jacques Berque (1910-1995) est de ceux-là. En juin 1995, peu avant de mourir, il clôture ainsi l’un de ses livres : «Il n’est d’histoire véritable que par la mémoire et le projet. Certains cadres géographiques s’y prêtent particulièrement. C’est le cas de la Méditerranée. Ses deux rives se renvoient de longue date un double message de civilisation, l’arabo-islamique et le gréco-latin, l’un et l’autre s’articulant tour à tour et conjointement sur le mode religieux et sur le mode profane.»

Pour comprendre la passion de Jacques Berque pour la rive sud de la Méditerranée, il faut sans doute remonter à sa jeunesse, voire à sa naissance. Il naît en 1910 sur les Hauts plateaux algériens, d’un père béarnais et d’une mère espagnole, indique Wadi Bouzar dans «Jacques Berque et son ''autre''» (revue Confluences Méditerranée, Éd. L’Harmattan, 2002). Petit, le futur orientaliste gambade dans les grands espaces : «A 1 200 m d’altitude, devant des horizons vastes, avec, sous le regard une chaîne de moyennes montagnes couvertes de thuyas (…). Dans le paysage, il y avait la distance», écrit-il dans «Mémoires des deux rives» (Ed. Seuil, 1999).

En 1930, après des études supérieures en France, à la Sorbonne, Jacques Berque renonce au professorat et plie bagages pour retrouver les Hauts plateaux algériens. «Ce fut mon premier mariage avec le bled maghrébin. Le geste (dans cette région) s’y élargit comme sur une plage océanique, avec cette différence que d’autres vastitudes y jouent le rôle de la mer», écrit-il également. Des tribus proposent même de l’intégrer : «On m’offrit sérieusement, à la fin de mon séjour aux Salamât, de rester dans des campements, dont les notables se seraient cotisés pour me marier et me doter d’un troupeau.» Mais le jeune homme décline l’invitation.

Des observations qui lui vaudront la disgrâce de ses supérieurs 

C’est au service militaire qu’il s’intègre finalement, pendant lequel il découvre le Maroc. Il y devient contrôleur civil. Dans la perspective de mener des recherches, il compile des matériaux et des images qui lui permettent d’établir une première description d’un moussem : «Chaque tribu observait malignement sa rivale, comparait l’adresse des cavaliers, le luxe des selles, la magnificence des chefs…»

En mars 1934, Jacques Berque intègre le corps extérieur des Affaires étrangères. Il y administre en tant que civil les tribus marocaines. Il est d’abord muté à Lebrouj (région de Settat), puis à Souk el-Arba (Gharb) et à Had Kourt (Gharb), indique l’anthropologue Hassan Rachik dans «Le proche et le lointain. Un siècle d’anthropologie au Maroc» (Éditions Parenthèses/Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme (MMSH), 2012). En janvier 1937, il est désigné adjoint municipal à Fès, poste qu’il finit par quitter de son plein gré deux ans en 1939. Une année plus tard, il prend le commandement de l’annexe Had Kourt avant d’intégrer en 1943 la section politique de la recherche à Rabat. Enfin, de 1947 à 1953, il est contrôleur civil dans une tribu du Haut-Atlas (Seksawa).

Dès l’hiver 1935, il ne cache pas son scepticisme sur la colonisation, dont il souligne les effets déstabilisateurs. Sur le Gharb, il fait ainsi part de ses observations : «… la colonisation (y) avait déjà profondément déséquilibré la propriété marocaine», au contraire du Haut Atlas où la «disgrâce politique devait me reléguer de fin 1947 à l’été 1953». Ses relations avec l’administration coloniale connaissent un regain de tensions lorsque Jacques Berque travaille en équipe à un projet de réforme agraire. «Il était temps de me briser. Il peut apparaître aujourd’hui singulier que la colonisation se sentit menacée à vif par une promotion de l’agriculture marocaine sur des terres marocaines», raconte-t-il encore dans ses «Mémoires des deux rives».

Les pays méditerranéens, terrain d’observation privilégié

Ses observations lui vaudront en effet la disgrâce de ses supérieurs : à l’automne 1946, alors qu’il rédige un rapport, il dénonce la marche «absurde», «l’aveuglement» et «l’inertie» du Protectorat marocain. Un brûlot qui déclenche sa mutation immédiate à un poste dans un coin reculé du Haut Atlas, lit-on dans «Entretien avec Ali el Kenz» (revue Sens-Dessous, Édition de l’Association Paroles, 2010).

Plus encore, après avoir qualifié la décision de bannissement du roi Mohamed V, contraint à l’exil le 20 août 1953, comme une «faute politique majeure», Jacques Berque, probablement conscient de ce que l’on pourrait appeler un «crime de lèse-majesté», démissionne sur le champ de l’administration. L’anthropologue met le cap sur l’Égypte où il officie comme expert international. Il continuera toutefois ses va-et-vient entre la France, où il est élu au Collège de France en 1956, et les pays méditerranéens, son terrain d’observation privilégié pour étudier la sociologie et l’anthropologie des peuples.

Fait notable parmi ses publications : Jacques Berque est l’auteur d’une célèbre traduction du Coran, «Le Coran. Essai de traduction» (Éd. Albin Michel, 2013). «À la fois savante et littéraire, cette œuvre monumentale, témoignant d’une intime familiarité avec le monde arabe et la tradition de l’Islam, fut saluée comme un événement pour l’approche de cette culture par le public francophone», souligne la quatrième de couverture. Au Maroc, où sa familiarité avec l’Islam et le Maghreb s’est enracinée, il sera resté dix-neuf ans, dont une douzaine d’années en milieu rural.

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