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Emily Keene, l’aventurière britannique devenue chérifa d’Ouezzane

A la fin du XIXe siècle, une jeune britannique de 22 ans entreprend un voyage en Afrique, loin du milieu victorien où elle évolue jusque-là. Emily Keene arrive au Maroc pour y faire finalement sa vie, après avoir épousé le cherif d’Ouezzane et repris le flambeau de la zaouia Dar Dmana.

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Emily Keene épousa pleinement le mode de vie nord-marocain en arrivant au royaume / Ph. DR.
Temps de lecture: 4'

Emily Keene naquit à Londres en 1850, au sein d’une famille bourgeoise. Elle était la fille de John Keene, gouverneur de la prison du comté de Surrey. Sa mère, Emma Wharen, revendiquait sa descendance de l’archevêque de Canterbury, chef de l’Eglise d’Angleterre et de la Communion anglicane après le gouverneur suprême.

Cependant, la jeune Emily n’était pas comme les jeunes de sa génération, souvent accommodés aux rencontres de salons et à la culture victorienne. Elle s’éprenait pour l’aventure, le voyage et la découverte. Ainsi, elle saisit la première occasion qui s’offrit à elle pour mener seule un périple l’ayant conduit aux côtes tangéroises. C’était en 1872, au cours d’un parcours où elle traversa Gibraltar, Tanger, Tétouan, Ceuta, Oran et enfin Ouezzane.

Le chercheur Lahoucine Aammari le nota bien dans sa publication «A Woman Traveller in the Moorish Sanctum: A Look at Emily Keene, Shareefa of Wazzan’s My Life Story», consacrée à la Britannique. Il expliqua que ce voyage fut principalement motivé par l’idée d'«échapper aux valeurs sociales et culturelles victoriennes étouffantes», qui n’inspiraient à la voyageuse qu’«ennui et angoisse». Sur fond de culture orientaliste, Emily Keene, comme de nombreux voyageurs de la fin du XIXe siècle, était curieuse et attirée par le mode de vie des Maures, y retrouvant un rappel des Mille et Une Nuits, comme l’expliqua encore Aammari.

Une nouvelle vie en Afrique du Nord

Emily Keene ne fut pas l'une des rares voyageuses britanniques à être passées par le nord du Maroc. En effet, nombreux furent les récits qui évoquèrent le statut particulier de Tanger vis-à-vis de l’Angleterre. Qui disait donc mieux pour une voyageuse britannique voulant poser pied en Afrique qu’une cité précédemment acquise par le roi d’Angleterre, entre 1661 et 1684, après son union avec une princesse portugaise ? Emily Keene ne partait pas spécifiquement de cette considération en planifiant son périple, mais elle savait que plusieurs de ses concitoyennes arrivaient d’abord à la citadelle, avant de continuer leur chemin en Afrique.

Quittant Gibraltar pour arriver à Tanger, elle travailla en tant que gouvernante du célèbre millionnaire américain d’origine grecque, Ion Perdicaris, et son épouse Ellen. Elle se fondit dans ce nouvel environnement où elle s’habillait comme les Tangéroises et échangeait longuement avec elles pour mieux s’adapter. Elle apprit rapidement à maîtriser la langue arabe, tout en restant chrétienne. Cependant, le changement de son style de vie inquiéta ses proches, qui s’opposèrent à son union avec Sidi Abdeslam, le Grand chérif d’Ouezzane.

L'histoire d'Emily Keene et du Grand chérif d'Ouezzane inspira plusieurs écrivains / Ph. DR.L'histoire d'Emily Keene et du Grand chérif d'Ouezzane inspira plusieurs écrivains. / Ph. DR.

Emily Keene ignorait que le cours de sa vie changerait en faisant la connaissance de cet homme. Attiré par son savoir-vivre et sa beauté saisissante, ce dernier tenta de conquérir son cœur. De son côté, la jeune Britannique fut tout autant fascinée par «un Maure qui n’était pas comme les autres». D’ailleurs, beaucoup reprochèrent au chérif une vie «occidentalisée», son engouement pour le piano, les soirée et les fêtes.

Dans «My Life Story, Emily Keene Shareefa of Wazan» la voyageuse décrivit ainsi ses sentiments envers le nouvel héritier de la zaouia Dar Dmana :

«Qui était donc cet homme qui m’a fascinée ? Je le rencontrais venant de la ville ou revenant à la montagne, où je restais chez des amis, et j’ai finalement appris que c’était le Grand chérif d’Ouezzane. Je me suis familiarisée avec certaines soirées musicales auxquelles il a assisté. Je pensais que je l’aimais bien, il était si différent des quelques autres Maures que j’avais rencontrés.»

Emily Keene

Ce livre décrivit également les rencontres de son auteure avec la population locale de Tétouan et des villes du nord, les marchés de tissu et l’accueil chaleureux qui lui était réservé à chaque arrivée dans une nouvelle contrée.

D’aventurière à femme politique

Lorsque Sidi Abdeslam proposa à Emily de l’épouser, celle-ci hésita longuement. Elle finit par quitter la demeure des Perdicaris pour rejoindre ce notable qui descendait du prophète. Le mariage fut rendu officiel le 15 janvier 1873 par le consul général de Grande-Bretagne au Maroc, John Drummond Hay (1846 – 1886). Puisqu’elle épousa le Grand chérif d’Ouezzane, Emily Keene reçut le titre de chérifa, mère d’enfants «chorfa» nés de cette union, Moulay Ali et Moulay Ahmed en l’occurrence. En revanche, elle posa comme condition de cette union le fait de garder sa foi chrétienne. Ceci ne l’empêcha pas d’accompagner son époux lors de ses missions pendant plus de quatre décennies, jusqu’à son décès, ou encore de s’engager pleinement au sein de la zaouia.

Emily Keene entourée de ses enfants et de ses petits enfants en 1911 / Ph. Blanco, TangerEmily Keene entourée de ses enfants et de ses petits enfants en 1911 / Ph. Blanco, Tanger

Emily Keenen participa tout autant à tenir les finances de Dar Dmana. Dans «Femmes politique au Maroc d’hier à aujourd’hui», la chercheuse Osire Glacier rappelle ce déplacement à Oran en 1876, où la chérifa accompagna son époux dans le cadre d’une mission du sultan Hassan Ier, qui lui fit comprendre que «la résidence du chérif était un asile dont les portes étaient ouvertes aux riches et aux pauvres indistinctement». Emily se chargea notamment de la vaccination des enfants, ainsi que des actions sociales initiées par Dar Dmana, ce qui fit d’elle une médaillée d’officier du wissam alaouite et de la Légion d’honneur.

Lors de ses deux retours en Europe, la chérifa se sentit tellement dépaysée qu’elle revint sur certaines volontés de sa fin de vie. Dans ses mémoires, elle décrivit comment ses amis européens furent choqués de la voir «devenir de plus en plus maure», ou encore comment elle n’imaginait plus vivre sous le ciel de Londres ou encore celui de Paris.

«Je suis toujours heureuse de retourner à mon pays d’adoption, bien que mes amis s’exclament du fait que je sois devenue très maure. Je ne peux être d’accord, car ma vie, ou plutôt mon mode de vie, a toujours été européen, et mon sens du devoir envers ceux qui mettent tellement de confiance en moi m’oblige à rester aussi longtemps que je le peux.»

Emily Keene

La tombe d'Emily Keene dans la zaouia de Dar Dmana à Ouezzane. / Source : https://pippasperegrinations.wordpress.comLa tombe d'Emily Keene dans la zaouia de Dar Dmana à Ouezzane. / Source : https://pippasperegrinations.wordpress.com

Au décès de son époux, Emily Keene rentra en Angleterre, le temps d’éditer My Life Story qui fut publié en 1911. Elle revint ensuite au Maroc, où elle fit ainsi le testament d’être inhumée. Dans son livre, elle exprima également son sentiment d’être redevable envers une population à laquelle elle finit par appartenir.

Décédée en 1944, elle fut ainsi inhumée dans la parcelle familiale de Dar Dmana où reposent plus d’une trentaine de descendants de la zaouia. Tous sont musulmans sauf Emily Keenen, la seule chrétienne à être inhumée dans ce même endroit, comme le décrivit une nièce de la chérifa d’Ouezzane venue en 2013 au Maroc pour retracer le passé de sa tante.

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