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Histoire : Mririda n’Aït Attik, la poétesse qui hante la vallée de Tassaout

Au cœur de la vallée de Tassaout, début du XXe siècle, une femme en avance sur son temps chantait parfaitement des textes qu’elle ne savait pourtant écrire. De par son mode de vie libéré des chaînes sociétales et religieuses de l’époque, son existence dérangeait, à tel point que les traces de sa vie furent quasiment effacées.

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Les seules photos documentant l'existence de Mririda n'Aït Attik dans la vallée de Tassaout furent prises par René Euloge / Ph. René Euloge
Temps de lecture: 4'

Dans le Haut-Atlas et aux confins de la vallée de Tassaout, une femme secoua les normes sociétales et vécut librement au début du XXe siècle. Grande oratrice dotée d’une voix hors-pair, Mririda n’Aït Attik leva tous les défis auxquels elle fut confrontée quotidiennement, y compris son illettrisme. Elle devint ensuite un symbole de la poésie chantée dans toute une région, même si sa vie ne fut pas des plus heureuses.

Dans la vallée de Tassaout, peu de gens donnaient de la valeur aux idées de Mririda, mais rien de l’empêcha de porter ses convictions. Elle défendit bec et ongles l’émancipation de ses concitoyennes, se dressa contre l’hégémonie du Protectorat et celle des caïds, puis veilla, sans le savoir véritablement, à garder en vie un précieux patrimoine oral. Pourtant, cette femme vécut et finit sa vie dans un grand anonymat, à tel point que ni son vrai prénom, ni sa date de naissance, ni sa tombe ne furent connus des chercheurs.

Née pour être une femme libre

La poétesse aurait vu le jour à la fin du XIXe siècle dans le village Megdaz et vécut à Azilal. Très jeune, elle apprenait les textes qu’elle entendait les chanteurs répéter lors des veillées d’Ahouach, avant de commencer à les reprendre dans les années 1920. Ses poésies orales étaient un véritable réquisitoire contre la soumission dans toutes les sphères, fussent-elles de la vie publique ou même privée. Ainsi, elle se dressa contre l’aliénation des pouvoirs locaux, à qui elle reprochait d’être à la merci de la présence française au Maroc, tout en s’opposant à l’institution du mariage traditionnel.

Des poèmes de Mririda indiquèrent alors que celle-ci menait délibérément une vie de courtisane qu’elle assumait pleinement, choisissant ainsi une certaine autonomie aux contraintes de la vie conjugale qui cantonnait ses semblables au travail ménager et à la reproduction. Elle chanta ainsi sa liberté :

Pauvre jeune homme naïf, cesse de me harceler!
Je suis venue au pays pour revoir mes parents,
Non pour chercher un mari – Dieu m’en préserve –
Et je retournerai bientôt à Azilal, si Dieu veut…
Mes faveurs d’un soir t’ont tellement affolé
Quand, sans rire, tu m’invites à devenir ta femme (…)
Qu’as-tu donc à m’offrir contre ma liberté ?

Révélée aux générations d’après grâce à un enseignant

Lorsqu’ils ne la percevaient pas comme une honte à la réputation de la vallée, les habitants de sa région l’enfermaient dans l’image d’une femme marginale, aux «mœurs légères», ou même dangereuse, bien qu’elle monnaya ses services en tant que prostituée à plusieurs hommes. Mais parmi tous, un seul l’écoutait attentivement et la côtoya sans en avoir peur. Il s’agit de l’instituteur français René Euloge, grâce à qui les chants de la tanddamt* furent documentés et inspirèrent ensuite d’autres artistes.

Dans son livre «Femmes politiques au Maroc d’hier et d’aujourd’hui», la chercheuse Osire Glacier rappela que l’enseignant qui travaillait à Demnate fit la connaissance de Mririda à travers un goum. Ce dernier l’avait emmené prendre un thé chez la jeune femme, au cœur du quartier réservé de Taqqat qui était prisé par les tirailleurs comme par les spahis. Il lui promit qu’il ferait «une rencontre mémorable», et elle le fut à plusieurs égards. Envoûté par la courtisane, l’enseignant «apprécia la poésie que Mririda chantât pour lui», jusqu’à vouloir percer le mystère derrière ces paroles chantées avec beaucoup de sensualité. Sa curiosité le poussa à apprendre le tachelhit (dialecte amazigh local) et il ne fut que séduit davantage par l’aura de sa nouvelle égérie.

En effet, René Euloge vivait dans la région au moment où le Maroc connaissait ses premières années de protectorat français (1912 – 1956). Les voyageurs coloniaux étaient nombreux à affluer dans plusieurs régions, notamment dans l’Atlas. Ils venaient dans le cadre de missions jésuites, militaires, scientifiques ou éducatives, à l’image de ce Français qui était là initialement pour enseigner la langue française aux habitants locaux.

S’il manquait quelque chose à une femme aussi libre, au verbe incisif mais illettrée, c’était bien sa capacité à conserver une trace écrite de ses chants, et par extension, de ses convictions très modernes par rapport à son époque. René Euloge combla cette lacune en lui épargnant de tomber dans l'oubli. En 1927, il enregistra ses chants, puis les écrivit en les traduisant vers le français.

Un livre pour immortaliser Mririda

René Euloge côtoya Mririda n’Aït Attik jusqu’à sa disparition, entre les années 1940 et 1950. Pendant toutes ces années, elle chantait tandis qu’il retranscrivait. A Azilal, il prenait également des photos de la jeune femme, mais plus tard, il quitta la ville. A son retour vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, il perdit la trace de la poétesse qu’il chercha vainement. En effet, l’enseignant sillonna Tassaout, les souks d’Azilal, interrogea la population locale, ses proches et ses voisins, mais personne ne donna d’indices sur sa vie.

A la fin des années 1950, l’homme ne retrouva toujours pas la tanddamt qui l'avait marqué à jamais. Il apprit par l’une de ses amies qu’elle aurait quitté la région pour vivre avec un ancien goumier. D’autres sources historiques évoquèrent une disparition mystérieuse, d’autant plus que ses derniers contemporains encore en vie dirent ne rien savoir sur elle. De plus, aucun lieu indiquant sa tombe ne fut découvert.

Quant à l’enseignant, il lui consacra un livre pour compiler en français sa poésie orale. Intitulé «Les chants de Tassaout», l’ouvrage fut constitué de près de 120 textes de Mririda. On y apprit notamment que cette dernière avait été répudiée par son premier et dernier époux et qu’elle raconta cet épisode dans l’un de ses chants, avant d’être «reniée par les siens à cause de ses mœurs dissolues et choquantes», selon les termes de René Euloge.

«Suite à cette expérience conjugale, Mririda comprit que le mariage était un contrat social qui aliénait les femmes, car il les déposséda de leur liberté personnelle (…) Bien qu’illettrée, elle perçut avec clarté les dynamiques sociales qui pérennisaient les structures patriarcales et elle refusa d’y adhérer.»

Osire Glacier

C’est probablement son audace dont résultât un certain déni dans sa région natale qui ne l’érigea pas au rang de figure de proue de l’émancipation féminine depuis le temps, bien qu’elle l’incarnât avec brio au regard d’historiens. Son œuvre, conservée grâce à René Euloge, inspira même le septième art marocain. En 2012, Lahcen Zinoun réalisa le film «Femme écrite» en s’inspirant de la vie de Mririda.

* Poétesse en amazigh

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