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Grand Angle

Ibadisme au Maroc : Une minorité religieuse évoluant dans l’ombre

Dans un pays à majorité musulmane sunnite, plusieurs courants religieux et doctrines dérivés de l’islam ou complètement différente de la religion de l’Etat, existent au Maroc. Après l’Ahmadiyya et le Bahaïsme, l’occasion de mettre la lumière sur l’Ibadisme et comment l’une des plus veilles écoles de l’islam dispose de disciples parmi le mouvement amazigh. Révélations.

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Un ibadite de la région du Mzab en Algérie. / Ph. Alex Derriks
Temps de lecture: 5'

Les Marocains sont majoritairement musulmans. Ils sont sunnites et plus précisément malékites. Mais en marge, certains nationaux suivent des religions monothéistes différentes de l’islam, comme le Bahaïsme. D’autres optent pour des religions dérivées de l’islam, comme l’Ahmadiyya. Ils seraient aussi plusieurs Marocains ayant choisi une troisième voie, à travers un courant peu connu du grand public : l’Ibadisme.

Une fraction du Kharidjisme

Avant de mettre les ibadites marocains sous les projecteurs, d’où vient cette doctrine que certains qualifient de la plus ancienne école en islam ? Répondre à cette question revient à raconter l’histoire du califat d’Ali ibn Abi Talib, cousin du prophète Mohammed (paix et bénédiction d'Allah sur lui) et quatrième calife orthodoxe.

Dès sa désignation pour succéder à Othmân ibn Affân, assassiné à Médine le 17 juin 656 dans sa maison, après plusieurs événements appelés dans l’histoire musulmane «Al-fitna al-kubrâ (le Grand désordre)», Ali devient un calife contesté, notamment pour un «défaut de souplesse». Son statut de calife est ensuite menacé par Mouâwiya Ibn Abi Soufyan, gouverneur de Syrie et fondateur par la suite de la dynastie omeyyade. Ali acceptera qu’un arbitrage soit intenté entre lui et son adversaire. Une manière pour lui d’éviter l'effusion de sang entre les musulmans. Mais sa décision sera vivement critiquée par une partie de son armée qui se révoltera contre lui.

Dessin illustrant les Kharidjites. / Ph. DRDessin illustrant les Kharidjites. / Ph. DR

Ce sont ces musulmans qu’on nommera les Kharidjites (les sortants). Parmi ces mêmes Kharidjites, une fraction, appelée par la suite les Ibadites, fera sécession, critiquant notamment le «défaut de souplesse» du calife orthodoxe à l'égard des populations non-musulmanes. C’est cette même fraction qui se retire du conflit musulmo-musulman avant de s’installer, après plusieurs années, dans la région d'Oman. Plus tard, les Kharidjites mandateront Abd-al-Rahman ibn Muljam pour assassiner Ali alors que ce dernier se prosternait pendant la prière de Al-Fajr.

Les Ibadites doivent leur nom à Abdullah ibn Ibad al-Tamimi, l’un des kharidjites qui se serait installé dans la ville irakienne de Basra, au tout début de l’apparition de cette fraction de l’islam. C’est au sein même de cette fraction que des divisions entre modérés et intransigeants deviendront de plus en plus monnaie courante, poussant les Ibadites, la seule ayant survécu, à s’implanter à Oman.

Dans son livre «Etudes sur les fractions dans l’histoire des Musulmans : Les Kharidjites et les Chiites», Ahmed Mohamed Ahmed Jali affirme que «les Ibadites considèrent Jabir ibn Zaid al-Azdi comme le vrai fondateur de la doctrine».

«Il (Jabir ibn Zaid al-Azdi) a été l’imam spirituel et le mufti de l’Ibadisme. C’est lui qui a développé la pensée ibadite et l’a rendue différente des autres doctrines. Abdullah ibn Ibad al-Tamimi est, quant à lui, responsable de la propagation de la doctrine.»

Ahmed Mohamed Ahmed Jali.

Le Maghreb, de la fondation de l’Etat rustamide à l’époque contemporaine

C’est depuis la ville irakienne de Basra que la doctrine est propagée de manière «secrète et discrète», à en croire la version étalée par Mohmoud Ismail Abderrazak dans son livre «Les Kharidjites dans le pays du Maghreb jusqu’à la moitié du IVe siècle de l’Hégire» (Editions Maison de la Culture, 1985). Il y raconte aussi comment le Maghreb a été dans le viseur d’Abou Obayda Muslim Ibn Abi Karima, disciple de Jabir ibn Zaid al-Azdi et qui lui succède à la tête d’une secte religieuse combattue à l’époque par les sunnites et dénoncée par les chiites.

«Le Maghreb a sans doute attiré l’attention d’Abou Obayda puisqu’il a été un terrain fertile pour la propagation de la nouvelle doctrine. Il a alors dépêché le prédicateur Salama Ibn Saad au début du IIe siècle de l’Hégire pour diffuser la doctrine ibadite entre les Maghrébins.»

Mohmoud Ismail Abderrazak.

C’est ce même Salama Ibn Saad qui viendra du Machriq avec quelques ibadites fuyant l’Orient qui répondait aux menaces proférées par Hicham Ibn Abdelmalik ayant juré de continuer la politique du califat omeyyade visant à persécuter les Kharidjites et les Chiites, raconte Mejdoub Abdul Aziz dans son livre «Conflit sectaire à Ifriqiyya jusqu’à l’apparition de l’Etat des Zirides». «Il (Ibn Saad, ndlr) avait donc choisi les routes de montagne reculées au lieu du désert aride et ses horreurs et avait opté pour les montagnes de Nefoussa, et Nefouaza pour s’y installer et prêcher dans les rangs des berbères.

Une dynastie ibadite verra même le jour pour régner au Maghreb central (actuelle Algérie) depuis Tahert, capitale fondée en 777 par Abderrahman Ben Rustam alias Ibn Rustom. La dynastie des Rostémides verra le jour presque en même temps que les Idrissides au Maroc. Mais cette dynastie souffrira des dissidences entre ibadites et kharidjites, entraînant la destruction de Tahert et la fuite des ibadites vers le désert algérien, avant de s’établir à Sedrata et atteindre le Mzab où ils battissent, dès le XIe siècle, plusieurs pôles urbains, à l’instar de Ghardaïa.

Aujourd’hui, les ibadites sont majoritaire au Sultanat d’Oman, où ils représenteraient entre 45 et 65% de la population et où l'ibadisme est la confession de la dynastie régnante. Les ibadites vivent aussi sur l'archipel de Zanzibar en Tanzanie, et en très petites communautés sur les côtes du Kenya, ainsi qu'en Afrique centrale. Au Maghreb, cette doctrine représentant près de 1% de la population musulmane, a des disciples au Mzab (Algérie), sur l'île de Djerba (Tunisie) et dans le nord-ouest de la Libye. Bien que leur nombre reste difficile à estimer, les ibadites sont aussi au Maroc.

Estimation du pourcentage de musulmans par pays. (Sunnisme en vert, chiisme en violet et ibadisme en noir). / Ph. DREstimation du pourcentage de musulmans par pays. (Sunnisme en vert, chiisme en violet et ibadisme en noir). / Ph. DR

Ibadisme au Maroc, des disciples dans le mouvement amazigh

Quel est le nombre des ibadites marocains et comment pratiquent-ils ? Nous avons posé ces questions à un ibadite marocain. Notre interlocuteur refuse d’abord de dévoiler plus de détails sur sa personne, arguant avoir «des enfants qui vont à l’école». «Je ne souhaite pas dévoiler mon identité de peur qu’ils souffrent des conséquences», nous précise-t-il. Il évoque ensuite le courant qu’il a adopté, affirmant qu’au Maroc, «l’Ibadisme est lié à l’identité amazighe».

«Je suis une personne laïque et pour moi la religion est une liberté. Mais puisque je suis un musulman, j’ai choisi une doctrine proche à mes aspirations démocratiques. Comparée à la doctrine sunnite et chiite, l’Ibadisme ne rentre pas dans les détails des traits d’un calife. Pour nous, le commandeur des croyants ne doit pas nécessairement être de la lignée du Prophète Mohammed ou être un arabe.»

Un ibadite marocain.

Pour notre interlocuteur, «c’est la doctrine la plus proche des idées de plusieurs militants du mouvement amazigh l’ayant adopté». Il reconnaît aussi «l’influence des Amazighs ibadites de Ghardaïa et de la Libye», précisant aussi que les Ibadites du Maghreb sont en contact. «Les ibadites peuvent être considérés comme partie du mouvement amazigh ; c’est une relation culturelle avant d’être spirituelle».

L’ibadite marocain reconnait aussi l’existence de «rencontres directes», affirmant avoir «reçu des ibadites ici au Maroc» et être parti «chez eux à l’étranger». L’occasion de rappeler aussi avoir connu «deux Algériens ibadites, réfugiés au Maroc mais qui viennent de quitter le royaume puisqu’ils ont été injustement accusés d’ingérence par un média marocain».

Mosquée illustrant l'architecture religieuse ibadite qui subsiste dans le Mzab algérien. / Ph. Alex DerriksMosquée illustrant l'architecture religieuse ibadite qui subsiste dans le Mzab algérien. / Ph. Alex Derriks

Pour ce qui est de la doctrine ibadite, il promeut un «courant pacifique et qui rejette la violence». «Je ne dispose pas de chiffres mais nous sommes plus d’une dizaine d’ibadites vivant au Maroc et je parle de ceux que je connais et qui sont partagés entre étudiants et militants du mouvement amazigh», répond-t-il à la question concernant le nombre des adeptes de ce courant.

Il précise, évoquant les pratiques religieuses :

«Nous n’interdisons pas de prier derrière un imam sunnite ou chiite. C’est d’ailleurs ce qui a permis à cette doctrine de perdurer. Nos coutumes et pratiques religieuses ne sont pas différentes de celles des sunnites.»

Un ibadite marocain.

En effet, à en croire le livre de Mejdoub Abdul Aziz, les ibadites se distinguent aussi par leur «attachement à la religion, à accomplir leurs devoirs, éviter les pêchés et détester l'injustice et la corruption. Des qualités grâce auxquelles les ibadites ont su réaliser une gloire religieuse et politique, immortalisée dans l'histoire moderne».

Quant aux éventuelles restrictions dont peut souffrir un membre d’une minorité religieuse au Maroc, il affirme ne jamais avoir souffert de «restriction ou harcèlement de la part des autorités ou des autres Marocains pour être honnête». «Il faut éviter les problèmes et ne pas se mettre sous les projecteurs, même s’il s’agit d’une doctrine qui n’est pas affilée comme le wahhabisme, le salafisme ou le chiisme», conclut-il.

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