Avant l’avènement des Alaouites vers 1631, le Maroc sous les Saadiens était divisé en plusieurs zones d’influences. Des Etats contrôlés notamment par deux puissantes zaouias berbères : celle de Dila, au centre, et celle des Illighs au sud. Quelque part dans l’ouest, la République de Salé était arrivée à son apogée, au moment où les sultans saadiens ne contrôlaient que Marrakech et une partie du Nord, vers Tanger.
«République des pirates du Bou Regreg», «République du Bouregreg» tout court ou encore «République de Salé». Les appellations diffèrent pour décrire l’un des plus célèbres territoires qui se sont révoltés contre le pouvoir central du Maroc des siècles passés pour proclamer leur indépendance. Bien que ce jeune Etat n’ait finalement prospéré qu’entre 1627 et 1668, il doit son existence à un fait historique bien célèbre : l’expulsion douloureuse de milliers de musulmans d’Espagne au 17e siècle.
Les Morisques d'Espagne sont une population musulmane ayant choisi, après la chute d’Al-Andalus en 1492, de rester en Espagne. Les historiens situent leur pays natal dans plusieurs régions du pays ibérique, comme Grenade ou encore Valence, où ils s’installent dès le 15e siècle. Mais en 1609, ils sont contraints d’abandonner leurs terres et de quitter l’Espagne suite à un décret promulgué par le roi Philippe III.
Un «demi-million» de réfugiés morisques au 17e siècle
Dans son ouvrage «Histoire des Mores mudejares et des Morisques» (éditions G.A. Dentu, 1846), l’historien Albert de Circourt indique que l'expulsion avait touché entre 120 000 et 130 000 personnes sur une population d'environ 400 000. Des milliers de Morisques avaient été tués dans des affrontements précédant le refoulement, d’autres assassinés près des ports alors que leurs enfants avaient été enlevés. Certains devaient aussi se convertir au christianisme pour rester en Espagne.
L’exode morisque est une des conséquences de l’accomplissement de la Reconquista, écrit en 2009 l’historienne Leila Maziane dans un article paru dans la revue «Cahiers de la Méditerranée», intitulé «Salé au XVIIe siècle, terre d’asile morisque sur le littoral Atlantique marocain». La professeure d’histoire moderne à la faculté des Lettres et des sciences humaines de Ben M’sik à Casablanca est revenue sur les origines de la création et du développement de Salé. Ville du littoral atlantique marocain qui accédera ensuite à l’indépendance politique du trône Saâdi, et surtout port corsaire stratégique, Salé doit, toujours selon l’historienne, son émancipation à «La Reconquista et l’expulsion des Morisques» du voisin ibérique.
«Entre les départs clandestins vers le Maghreb, tout au long du 16e siècle, et l’expulsion finale, on peut estimer à un demi-million le nombre total de ceux qui abandonnèrent l’Espagne. Ce départ donna lieu à une gigantesque opération militaire et navale, remarquablement exécutée. Málaga, Gibraltar, Tarifa et Cadix furent les principaux ports d’embarquement des expulsés vers le Maroc. Ils débarquèrent alors à Tanger, à Ceuta et à Melilla. Cet important courant migratoire vit arriver au Maroc des milliers d’hommes, dont le nombre exact nous échappe. Des villes comme Fès et Tétouan furent entièrement repeuplées.»
Les Morisques résidant à Hornachos, dans l'ouest de l'Espagne, ont été les premiers à être massivement expulsés. Environ 3 000 personnes de cette population trouveront refuge dans l'ancienne médina de Rabat et autour des deux rives du Bouregreg. Ils seront ensuite rejoints par 10 000 autres morisques expulsés d’Espagne.
Embarquement des Morisques de Valence, un tableau de Pere Oromig. / DR
Rabat, Salé et la Qasba réunies en Etat indépendant
Terrain fertile pour l’installation d’un port stratégique visant tout d’abord à la prospérité de la population locale mais aussi à se venger de l’Espagne, Salé sera très vite associée aux pirates et corsaires et aux activités menées par ses nouveaux habitants. Une association de pirates et de corsaires, à l'abri des attaques grâce à la géographie de l'entrée de l'embouchure de l’Oued Bouregreg, décidera donc qu’il est temps de marquer l’histoire et de se démarquer d’un Maroc saadien presque agonisant, la dynastie saadienne (1549-1660) connaissant en effet ses dernières années d’existence.
Si Salé-le-Vieux, ou l’actuelle ville de Salé déjà connue pour être l’un des ports des plus importants de l’époque mérinide, est investie par les Hornacheros, premiers morisques expulsés du voisin ibérique, les morisques andalous choisissent eux de s’installer sur l’autre rive de Bouregreg, à proximité de la Qasba et du quartier déjà habité près du fleuve, à l’emplacement de la médina actuelle de Rabat.
Dans son article, l’historienne Leila Maziane rapporte aussi une période où «les nouveaux arrivés vécurent quelques temps avec l’honneur et l’obéissance que de vrais sujets doivent à leur souverain». Mais les Morisques finiront par se révolter, en devenant «maîtres de l’Alcassave ou du chateau de Salé-le Neuf et par le même moyen de la ville».
En 1627, la «République de Salé» proclame son indépendance, non seulement vis-à-vis du sultan, mais aussi à l’égard des marabouts. Elle s’érigera même en véritable «République» avec un gouvernement établi, qui «n’est autre que celui qu’ils avaient à Hornachos». Avec un pouvoir exécutif appartenant à un gouverneur ou caïd élu chaque année, un conseil appelé Diwan composé de seize membres et un tribunal composé deux cadis venus d’Espagne, le nouvel Etat n’avait pas à se soucier du pouvoir central.
C’est d’ailleurs Jan Janszoon alias Murat Reis the Young (né en 1570 et décédé en 1641), un pirate d’origine hollandaise, qui sera nommé premier «grand amiral» et président de la nouvelle république. Trois ans seulement après sa mise en place, la République de Salé connaîtra une première secousse avec la révolte des morisques andalous. «En mai 1630, les deux parties (les Hornachos et les morisques andalous, ndlr) parvinrent à la conclusion d’un accord : les Andalous auraient un caïd élu par eux mais résidant dans la citadelle ; ils nommeraient la moitié des membres du Diwan, et cette assemblée tiendrait ses séances dans la Qasba ; enfin, ils auraient une part des revenus des douanes».
Illustration du port de Salé au 17e siècle. / Ph. DR
Une véritable «République» des pirates
La principale activité commerciale de la nouvelle République n'était autre que l'esclavage et les activités liées à la piraterie. Les pirates capturaient des esclaves pour les vendre à l'Empire ottoman ou encore dans des marchés de l'esclavage en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Les États européens, par conséquent, ont souffert des raids des corsaires au point que les populations ont déserté les côtes menacées par des pirates. Les corsaires de Salé attaquaient aussi des navires, surtout ceux transportant des marchandises, dans toute la Méditerranée, en Europe, en Amérique et même en Afrique subsaharienne, bâtissant ainsi les bases d’une économie rentable et marquant au fer rouge une redoutable réputation dans toute la région.
La République des pirates prospère donc grâce à ses attaques et ses raids menés jusqu'en Cornouailles, à l'extrémité sud-ouest de l'île de Grande-Bretagne et même en Islande. Au Royaume-Uni, les Britanniques se souviendront des «Sallee Rovers» (les écumeurs des mers de Salé), des histoires rapportées dans Robinson Crusoé, un livre écrit par Daniel Defoe en 1719 sur la vie d’un certain Alexandre Selkirk, qui aurait été capturé par des corsaires de Salé.
Mais bien que les pirates aient gagné beaucoup d'argent et réussi à représenter une menace réelle pour les pays européens durant le 17e siècle, la République de Salé n'a pas survécu pendant longtemps. Ces dirigeants cesseront d’abord de reconnaître l'autorité du sultan saadien. Ils cesseront aussi de payer leurs taxes.
Drapeaux de la République de Salé. / Ph. DR
Mais la fin de la République de Salé sera signée par la Zaouia de Dila et le sultan alaouite Al-Rachid. Confrérie soufie marocaine fondée vers 1566 et jouant un rôle prépondérant dans la vie politique et religieuse marocaine au 17e siècle, la Zaouia atteindra son apogée vers 1659, en contrôlant une grande partie du nord du Maroc. Dès 1641, la Zaouia de Dila de Muhammad al-Hajj ad-Dila'i place ces espoirs sur la République de Salé, qui subira des pressions. Durant cette même année, le leader de cette confrérie gouvernera Fès jusqu’à sa proclamation en tant que sultan en 1659. L’année d’après, la conquête du pouvoir par les Alaouites et l'accession au trône de Moulay Rachid en 1666 marqueront un tournant, et la zaouïa de Dila perdra tout pouvoir politique en 1668. La même année, toute forme de résistance est rasée de la République de Salé par l’armée de Moulay Rachid, premier sultan alaouite du Maroc.