Dresser le panorama de la situation des femmes sur le marché du travail marocain, tunisien et turc. C’est la problématique autour de laquelle s’articule une étude de l’Agence française de développement (AFD) publiée ce mois-ci, sommairement intitulée «L’accès et le maintien des femmes à l’emploi de qualité au Maroc, en Tunisie et en Turquie».
Au fil de ces 138 pages, l’institution financière française revient, à travers une approche économique, sociale, législative et juridique, sur les conditions de travail des Marocaines, Tunisiennes et Turques et leur évolution au cours des dernières décennies, alternant entre précarité et autonomisation, ruralité et urbanité, répartitions des tâches et rémunérations, entre autres.
En 2012, d’après l’Organisation internationale du travail (OIT), le taux d’emploi des femmes était de 23,7% au Maroc, 27,2% en Tunisie et 26,3% en Turquie, résume d’emblée l’AFD. «Dans ces trois pays, les femmes assurent plus de cinq heures par jour de travail domestique et de ‘soins’ non rémunérés. Une grande partie de ce travail dit ‘reproductif’ est informel, non valorisé et dénué de toute protection sociale. Le taux réel d’activité des femmes est donc supérieur aux statistiques officielles ; son invisibilité va de pair avec sa grande précarité.»
Des «espaces d’autonomie et de liberté» malgré un contexte précaire
Au Maroc en l’occurrence, les femmes dotées des plus faibles qualifications sont principalement sollicitées par l’industrie du textile. Une filière très féminisée (et très mondialisée) puisqu’elle emploie 69% des femmes. De l’autre côté, «les femmes les plus diplômées sont aujourd’hui celles qui ont le plus de mal à accéder au marché du travail», relève l’Agence - un constat valable aussi bien pour le Maroc, que pour son voisin tunisien et la Turquie.
En cause, les Plans d’ajustement structurel (PAS) lancés dans les années 80 pour pallier, dès juin 1983, la cessation des paiements à laquelle se heurte le Maroc. Des programmes de stabilisation qui ont tari l’offre d’emploi public : «Le secteur privé ne créant pas suffisamment d’emplois, les taux de chômage ont augmenté, notamment chez les jeunes diplômé-e-s», explique l’AFD. «Les Plans d’ajustement structurel, entraînant la sortie de la régulation étatique, ont souvent été interprétés comme des accélérateurs de la marchandisation de l’emploi des femmes. Mais ils ont aussi entraîné des dynamiques paradoxales et pas forcément favorables à l’emploi de qualité pour les femmes.»
Parallèlement, l’intégration des femmes dans le secteur privé a été assortie d’une fragilisation de leurs conditions de travail. Pour autant, malgré un environnement professionnel précaire, «les ouvrières gagnent des espaces d’autonomie et de liberté qu’elles souhaitent aujourd’hui conserver», fait remarquer l’Agence, sur la base d’une enquête (*) réalisée en 2014 par la géographe Gaëlle Gillot, enseignante-chercheure à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et la sociologue Andrea Martinez, professeure à l’Institut d'études féministes et de genre de l’université d'Ottawa.
Reste que cette précarité, bien réelle en dépit de quelques petites victoires, est renforcée par les activités officieuses : en 2002, au moins 40% de l’emploi des femmes était informel au Maroc et en Tunisie, selon les données de l’Organisation internationale du travail.
Des travailleuses cantonnées à des activités secondaires
Une vulnérabilité d’autant plus palpable que la participation féminine au marché du travail «reste liée (…) à des modèles familiaux traditionnels dans lesquels le rôle des femmes est limité à des fonctions secondaires, souvent en dehors du travail rémunéré».
«Les ouvrières marocaines, tout en aspirant et atteignant une autonomie grandissante, ne se sentent pas gratifiées par leur position de cheffe de foyer et cherchent à emprunter des chemins qui leur permettent de se sentir, ou de paraître, conformes au modèle de l’homme pourvoyeur/femme ménagère», confirme Leila Bouasria, auteure de «Les ouvrières marocaines en mouvement : Qui paye ? Qui fait le ménage ? Et qui décide ?» (Editions L’Harmattan, 2013), citée par l’étude.
Un constat amorti par une tendance encourageante : «un des résultats de notre étude est que l’hypothèse de la persistance du modèle traditionnel reste confirmée dans les trois pays mais qu’elle évolue vers une forme ‘moderne’ (les courbes continuant à avoir une forme en U inversé). On note cependant, pour le Maroc à partir de 2012, une stabilité des taux d’emploi par âge y compris après le premier enfant ou le mariage.»
Les inégalités en baisse à proximité du littoral nord
Dans les pôles urbains, les taux d’activité des femmes de 35 à 44 ans sont inférieurs à ceux de la tranche 25-34 ans. L’AFD d’expliquer : «Après le mariage et le premier enfant, un nombre important de femmes quittent leur emploi ou cessent de chercher du travail en milieu urbain. Pour les deux périodes, en milieu urbain, seule une femme de plus de 45 ans sur quatre travaille.»
Les régions avoisinant Marrakech, Tadla et le Souss enregistrent en revanche des chiffres préoccupants : plus de 90% des femmes de plus de 25 ans y sont dépourvues d’éducation. «Avec les zones les plus favorables de ce point de vue, qui dépassent 38%, le Maroc est très en retard par rapport à la Tunisie, où les taux minimums sont au moins de 15%.»
En termes d’inégalités entre les sexes, la région de Meknès et la zone frontalière avec l’Algérie ne joue pas en faveur des femmes. A contrario, l’Agence française de développement recense «un effet d’atténuation des inégalités vers la zone littorale. A celles-ci, il faut ajouter le sud de la région de Tanger. La cartographie traduit la faiblesse des niveaux d’éducation des femmes par rapport à la Turquie et à la Tunisie.»
(*) Gillot Gaëlle, Martinez Andrea. 2014. «Dynamiques spatiales et de genre des ouvrières marocaines du textile : un territoire en archipel.»