Un parfum de coriandre fraîche et de tomates qui encense tous les foyers avant le coucher du soleil, c’est en tout cas ce qui attend les Marocains dans les prochains jours. Et pour cause, ils entament le mois sacré de Ramadan comme tous les musulmans du monde. Un dénominateur commun quant aux mets qui font la renommée de la table ramadanesque marocaine, c’est la harira. A base de tomates, de viandes et de légumineuses, cette soupe très consistante est devenue au fil des siècles le plat traditionnel pour la rupture du jeûne. Cette soupe chaude, accompagnée de citron parfois et dont les recettes diffèrent à travers les maisons marocaines, est ancrée dans le patrimoine culinaire du royaume.
Ingrédients d'une harira. /Ph. DR
Des secrets qui ne se transmettent que de mère en fille car il n’y a pas de recette unique pour ce plat, chacun l’épice à sa guise et y ajoute des ingrédients selon ses goûts. Seuls le mode de préparation et les ingrédients de base ne changent pas ; un mode de préparation précis : «La cuisson de la harira se fait en deux temps : 1. tqata‘ : bouillon à la viande coupée en dés ; 2. tadwira, littéralement «action de tourner», consiste à «tourner» à l'aide d'une louche de la farine (délayée) qu'on verse doucement dans la marmite de sorte à bien mélanger sans former des grumeaux», explique Abdelhaï Diouri, chercheur à l’Institut universitaire de recherche scientifique de Rabat.
En effet, dans un article tiré de sa thèse, soutenue sous la direction de Roland Barthes, Abdelhaï Diouri s’est intéressé de près à la question des habitudes alimentaires au Maroc durant le Ramadan. «Symbolique et sacré. Les mets levés du Ramadan au Maroc», l’étude du chercheur marocain perce tous les mystères et les secrets de la harira entre autres. Etymologiquement, d’après Abdelhaï Diouri, la racine du mot harira, «h.r.r», veut dire chaleur, chauffer. D’autres sens lui sont attribués tels que soif, piquant ou encore libre.
Des origines andalouses et musulmanes...
Contacté par Yabiladi, Abdelhaï Diouri souligne qu’il a «étudié cette question de près autrefois», expliquant ainsi dans son article que «la harira est probablement le plat du Maroc pour lequel pas deux régions, deux familles ou même deux individus ne donnent la même recette. On reconnaîtra toujours qu'il s'agit de la harira, jamais elle n'aura un goût identique.»
Mais avant d’être marocaine, la harira puise ses racines dans l’histoire. Sur les deux temps de préparation, Abdelhaï Diouri rappelle que «la tadwira constitue très probablement l'élément de base de la harira (...) , ‘la harïra toute est dans la tadwira ; sans tadwira ce n'est pas une harira’». Une analyse qui mène aux origines de la soupe, qui à ses débuts était possiblement cuisinée sans tqata’ par manque de viande notamment. Encore aujourd’hui, il existe des régions au Maroc où la harira est préparée qu’avec la tadwira c’est le cas de la hsouwa et de la belboula. Mais s’agit-il alors de deux recettes juxtaposées ? Est-ce un enrichissement à mettre sur le compte du besoin de fortifiants dû au jeûne? Ou la première phase de la recette servait-elle seulement «de simple ajout imputable à quelque fantaisie du goût propre aux raffinements décadents d'une Andalousie des plaisirs bucoliques ?», se questionne dans son travail Abdelhaï Diouri.
A l’origine, selon le chercheur, «une ‘soupe’ à ‘sept ingrédients‘ [faisait] partie du savoir culinaire qui figure en bonne place dans l'éducation du gentleman de la cour sassanide et, à sa suite, abbasside». Plus dans la précision, l’analyse nous dévoile que dans la littérature culinaire médiévale, il existait déjà des recettes de harira. Ainsi, également, en Orient, «le Kitab al-tahïkh de Baghdadi donne des recettes de plats de viande et farine», précise la thèse. Le Fadalal al-khiwan d’Ibn Razine offre aussi à l’Occident musulman une dizaine de recettes de «soupes», haswa.
Pour d’autres, la harira est d’origine andalouse et devient plus tard la soupe la plus populaire de l’Oranie après la chorba. Elle aurait été introduite en Algérie en 902 par des marins andalous, avant la chute d’Al-Andalus et influencée par les morisques de Cordoue qui l’appelait harira qarsa de par son acidité due au citron. D’autres encore plaident pour une origine berbère de la soupe. Cette soupe aux sept ingrédients baptisée harira avait déjà été mentionnée par les savants du Coran Ahmed Ibn Hanbal et Mohamed el Bukhari, supposée ainsi faire partie des plats des populations agricoles du monde arabe avant l’Hégire.
Chorba algérienne. /Ph. DR
... aux tables ramadanesques marocaines
Plus loin dans son étude, Abdelhaï Diouri explique qu’un manuscrit anonyme sur la cuisine de Marrakech offrait trois recettes de gachicha, dont «la première est très proche de la recette actuelle de la harira, en ce qu'elle est préparée en deux temps, avec cependant du poulet en guise de viande. Cela dit, le texte est unanime : «la harira, la vraie, l'authentique, m'a-t-on répété, c'est bufertuna, du moins à Fès et à Rabat.» La harira puiserait donc ses racines dans les villes de Fès et Rabat où elle serait plus communément appelée bufertuna.
«Le vrai caractère de bufertuna, son secret, c’est la préparation du coulis de farine», un coulis qui était préparé selon des traditions ancestrales avec du levain prélevé sur la pâte à pain de la veille. Une action qui caractérise cet ingrédient comme «bonne fortune». Le mot serait une simplification de l’expression espagnole «buena fortuna», qui exprime notamment la chance. Sur ce point, le chercheur rappelle succinctement que la harira, «en dehors de Ramadan, elle est servie aux lendemains des nuits de noces, des naissances, des circoncisions, mais aussi des enterrements, on dira que bufertuna accompagne les grands tournants de la vie». Un secret bien gardé des Rbatis et Fessis quant à la soupe phare du royaume.
Le met consistant a donc traversé les époques et les siècles avant d’arriver et d’être hérité par les Marocains, notamment en période hivernale et plus traditionnellement durant le Ramadan. Et pour cause, le plat comprend un ensemble d’ingrédients permettant de reprendre des forces après une dure journée de jeûne. Une habitude gardée de nos aïeux qui consommaient la harira comme plat unique, riche et complet au moment de la rupture. Ce qui mettait fin à des heures de jeûne souvent sous un climat très éprouvant.
Cependant, aujourd’hui, les nutritionistes sont fermes quant à la consommation de la harira, elle doit rester exceptionnelle et doit être consommée en petite quantité. Souvent qualifiée de lourdingue et indigeste de par sa teneur en gras et farine, cette soupe serait discutable sur le plan nutritionnel.
Trônant au milieu des saveurs des belles tables marocaines du mois sacré, bufertuna, harira, chorba, asskif, tahrirt, harira bida (blanche), hsouwa ou encore belboula, selon les différentes régions, a encore de beaux jours devant elle puisqu’elle fait le patrimoine culinaire du royaume, surtout durant le Ramadan.
La harira blanche est également appréciée par sa légèreté en période de Ramadan. /Ph. DR