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Interview

Kénitra : La pollution de l’air illustre «l’accumulation des échecs de la gestion locale» [Interview]

Président et fondateur de l’Association Oxygène pour l’environnement et la santé, chercheur en aménagement et développement territorial à l’Université Ibn Tofaïl de Kénitra, Ayoub Krir alerte sur la pollution de l’air dans sa ville depuis une dizaine d’années. Dans le cadre des récentes actions de son ONG, il pointe une approche économique locale où les exigences environnementales passent à la trappe.

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Ayoub Krir, président-fondateur de l’Association Oxygène pour l’environnement et la santé, chercheur en aménagement et développement territorial à l’Université Ibn Tofaïl de Kénitra
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Quelles sont les démarches que vous entreprenez pour interpeller les pouvoirs publics, au sujet des récents épisodes de pollution de l’air à Kénitra ?

Parmi les actions que nous menons, nous avons lancé une pétition avec Greenpeace pour interpeller les pouvoirs publics sur la pollution de l’air à Kénitra. Nous nous sommes basés sur les articles 31, 35, 71 et 136 de la Constitution qui prévoient le droit à un environnement sain et au développement durable, la loi-cadre 99.12 considérée comme une charte nationale de l’environnement, la loi 13.03 relative à la lutte contre la pollution de l’air et la loi 31.13 relative au droit d’accès à l’information, ainsi que les engagements internationaux du Maroc exprimés dans l’Accord de Paris sur le climat.

Pour l’heure, la pétition a recueilli plus de 6 000 signatures, à l’attention des pouvoirs locaux et du gouverneur provincial. Plusieurs annonces ont été faites sur des enquêtes au sujet des émissions des particules noires pointées dans cette pétition, mais le plus important pour nous est l’aboutissement de ces démarches. Nous devons être informés sur les résultats et les conclusions des enquêtes que les pouvoirs publics disent mener.

Notre rôle, en tant qu’acteurs de la société civile, est surtout la sensibilisation, ce que nous faisons au sein de notre association, en plus du plaidoyer auprès des autorités locales et nationales. Les actions sur ces deux volets nécessitent d’importants moyens humains et organisationnels, surtout que notre travail reste bénévole. Nous tenons toutefois un ensemble d’activités régulières auprès des citoyens, des jeunes, ainsi que des rencontres avec des responsables qui font un travail salutaire d’accompagnement et de soutien à nos actions. Mais sur le plan territorial, la mise en œuvre et le suivi des politiques environnementales restent limités.

Beaucoup d’habitants de Kénitra, ainsi que des associations de protection de l’environnement dans la ville, pointent l’activité de la centrale thermique comme source principale de cette pollution…

La propagation de particules noires visibles à l’œil nu est l’un des plus grands phénomènes de la pollution de l’air auxquels se confronte Kénitra, en effet. Nous en souffrons depuis une dizaine d’années. La qualité de vie en est impactée, sans parler des dangers que cela représente pour la santé et la nature. Entre 2010 et 2011, nous avons déjà observé un pic d’émissions qui, dans le temps, a eu de graves conséquences.

Avec les débats sur l’importance de la protection de l’environnement, ces dernières années, en plus de l’usage des réseaux sociaux, nos concitoyens ont pris conscience de plus en plus de l’ampleur du danger, si rien n’est fait pour remédier à la pollution de l’air de leur ville. Plusieurs instances ont lié la propagation de ces particules aux incinérations des décharges en plein air, mais il est apparu, ensuite, que d’autres raisons expliquent le phénomène, comme nous l’avons souligné dès le début.

Il ressort de nos opérations d’observation sur le terrain que la centrale thermique au niveau de la zone industrielle de Kénitra est le principal pollueur. La fumée noire est rejetée à n’importe quel moment, de jour comme de nuit, mais encore plus en soirée. L’impact sur la nature est déjà tel que le périmètre de ces installations témoigne des conséquences nocives de cette fumée noire. Le pire est qu’ils ne se limitent pas à cette zone seulement, puisque les vents les propagent sur toute la ville.

Kénitra est dans une région connue pour sa riche biodiversité et pour l’abondance de ses ressources naturelles. Elle connaît à la fois un développement industriel important. Comme concilier entre cette évolution et la protection de l’environnement ?

Ce discours est mis en avant par beaucoup de médias et de responsables. Mais il faut savoir qu’il n’existe pas de solution de juste milieu, entre la protection de l'environnement, le droit à la vie et s’exposer à un danger réel de mort à petit feu. Il est plus que nécessaire de trancher entre ces deux options en termes de développement, encore plus lorsqu’on parle de pollution de l’air. Il n’y a eu aucune réaction des acteurs industriels pour respecter certaines normes qui conditionnent même la présence de leurs installations dans la zone où elles se trouvent actuellement.

D’autres pays ont connu un développement économique très important, mais tout en adoptant une démarche durable, avec des exigences environnementales, de protection des sites écologiques, des ressources naturelles, enfin d’un espace de vie sain pour l’humain comme pour les autres êtres vivants. C’est totalement l’inverse de ce qui se passe dans une ville comme Kénitra. Il est vrai que le Maroc a pris de nombreux engagements internationaux en matière de protection de l’environnement et de développement durable. Notre arsenal juridique interne a également évolué dans ce sens. Mais la réalité est tout autre.

Notre région se caractérise par ses grands espaces naturels mondialement connus, qui auraient pu constituer eux-mêmes une base pour le développement d’activités économiques vertes qui feraient la particularité de Kénitra, entre écotourisme, sport de nature, industries alternatives… Or, les opérateurs industriels et économiques en activité à Kénitra n’honorent pas leurs engagements en termes de respect des normes environnementales. Certaines entreprises, notamment étrangères, s’installent ici mais ne respectent pas le cahier de charge environnemental comme elles le font dans le pays de la société-mère. Pourtant, les avancées techniques dans notre pays le permettent amplement.

Après un an à peu près des dernières élections générales au Maroc, avez-vous déjà eu des réunions avec les nouveaux élus locaux de Kénitra pour aborder ces questions ?

A vrai dire, nous vivons aujourd’hui les conséquences d’une accumulation des échecs de gestion de la part de nombreux conseils communaux, qui se sont succédés. Hier comme aujourd’hui, il est extrêmement rare de voir des élus locaux, sur le plan provincial, mener de réelles actions en faveur du droit à la vie dans un environnement sain, pour la protection de nos ressources naturelles et pour le développement durable de notre région. Je dirais même que la gestion de certains conseils a été catastrophique.

Pourtant, la commune, dans le cadre de ses prérogatives et des moyens humains et matériel qui lui sont alloués, est tenue de mettre en œuvre ces engagements environnementaux. L’échec est encore plus flagrant, lorsqu’on sait que Kénitra a compté parmi ses élus locaux, à un certain moment, deux à trois responsables qui ont été ministres en même temps. C’est paradoxalement sous leur mandat que nous avons vécu les temps les plus sombres en termes de détérioration de notre environnement, sans aucune reddition des comptes.

Quant au conseil de la ville actuel, nous ne savons pas encore quelle vision de développement il porte pour Kénitra. Tous nos rapports d’activités, avec des propositions, sont systématiquement soumis aux élus. Mais nous ne pouvons pas dire, à ce stade, si nos observations ou celles recueillies auprès des citoyens lors de consultations trouveront réponse.

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