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Grand Angle

Le séisme d’Agadir et l’idée d’une flotte blanche internationale

La catastrophe, qui fit plus de 15 000 morts en 1960, a réactivé le projet de créer une flotte de secours sous l’égide de l’ONU.

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La Great White Fleet de Theodore Roosevelt dont s'inspire le projet de flotte blanche internationale. / DR
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Le 29 février 1960, à 23h40, un grondement de tonnerre déchire la baie d’Agadir et le plateau qui la domine, prolongé par le fracas des immeubles qui s’écroulent. Quinze secondes après, plus rien. Le bruit a cédé la place à la panique et aux cris. En ce troisième jour de ramadan, au pic de la saison touristique – il fait près de 40°C –, des milliers d’habitants et de vacanciers sont dehors. Plongée dans l’obscurité de la nuit, la ville est traversée d’un nuage de poussière qui recouvre tout. Un tremblement de terre de magnitude 5,7 vient de mettre Agadir à genoux. «C’était comme un prunier que l’on secouait», raconte un rescapé.

Effondré comme un mille-feuille

Aux premières lueurs du jour, le désastre apparaît total. Des quartiers entiers, la casbah, le Talbordjt et le Founti, le plus ancien de la ville, un village de pêcheurs, sont rasés. À terre également une dizaine d’hôtels : le Marhaba, le Gautier, le Mauritania… Sur le boulevard Mohammed V (ex-Lebrun), un panneau Saada posé sur une immense dalle couchée au sol rappelle l’emplacement de ce qui était la veille encore l’établissement plus luxueux d’Agadir, un édifice moderne de trois étages et soixante-dix chambres effondrées comme un mille-feuille.

Les restes de lhôtel Saada, un édifice de trois étages et soixante-dix chambres effondré comme un mille-feuilles. / DRLes restes de l'hôtel Saada, un édifice de trois étages et soixante-dix chambres effondrées comme un mille-feuille. / DR

Le séisme a aussi frappé une caserne, un bataillon de garnison, la chambre de commerce, la sûreté nationale et la gendarmerie. Seule la base aéronavale est épargnée. Les faubourgs, où vit une majorité de Marocains, sont rasés à 90 %. Dans la ville européenne, plus récente, la proportion des édifices en ruine atteint 70 %. L’eau, l’électricité et le téléphone sont coupés. Aux alentours d’Agadir, des dizaines de villages ont été rayés de la carte.

La ville plongée sous un manteau de DDT

Arrivé sur les lieux le 1er mars, Jean Lefèvre, le correspondant du quotidien Le Monde à Rabat, dresse un tableau de désolation : «De longues files de fuyards quittaient la cité comme on quitte un bateau en perdition. Les uns à dos d’âne, d’autres en camions. Tous semblaient frappés de stupeur. Sous des bosquets, près de la mer, des familles enterraient déjà leurs morts à même le sable. D’étranges et misérables campements s’installaient.»

Face au spectre d’une épidémie, des hélicoptères plongent la ville sous un manteau de DDT. Les ruines sont systématiquement désinfectées, les vivants évacués. Les morts, eux, sont rassemblés et déposés par camions dans des fosses communes recouvertes de chaux par les bulldozers. D’un millier de victimes au lendemain du séisme, le bilan du tremblement de terre passe les jours suivants à quatre mille, puis douze ou quinze mille – des sources évoqueront le chiffre de vingt mille tués.

Un pont aérien international

La mobilisation internationale est sans précédent. Une quinzaine de bâtiments français dont le porte-avions Lafayette, le croiseur Colbert et plusieurs sous-marins se dirigent vers Agadir – preuve de la violence du séisme, «des sondeurs de l’escadre découvrent des fonds sous-marins de 40 mètres, là où les cartes mentionnent des fonds habituels de 1 500 mètres», indique l’AFP.

Les marines espagnole, américaine, hollandaise et italienne font également route vers le port. Entre Casablanca, Rabat, Marrakech et Agadir, un pont aérien est mis en place avec des rotations régulières d’appareils français, américains, britanniques, allemands et portugais qui acheminent du plasma, des médicaments, des vêtements et des denrées, des chirurgiens, des médecins et des infirmiers. Au sol, plus de dix mille hommes, toutes nationalités confondues, désinfectent et déblaient, cherchent des survivants ou soignent des blessés.

Des dons en provenance du monde entier

Relayés depuis le Maroc et l’Europe, des dizaines de milliers de messages de familles sont diffusés à la radio, tandis que les dons affluent en provenance de France, des États-Unis, de Grande-Bretagne, de Norvège, d’Allemagne, d’Égypte, de Tunisie, de Jordanie, d’URSS, de Finlande ou du Canada – plus de 17 millions de dirhams seront collectés. Le pape Jean XXIII lui-même fait parvenir à titre personnel «une somme importante». En Israël, où l’émotion est grande – sur les deux mille cinq cents juifs d’Agadir, mille cinq cents ont péri au cours du tremblement de terre –, l’Agence juive demande aux autorités marocaines l’autorisation de rapatrier les rescapés juifs.

Le New York Times du 2 mars 1960. / DRLe New York Times du 2 mars 1960. / DR

Les critiques de l’opposition

Au Maroc, les critiques ne tardent pas à fuser dans un contexte politique déjà particulièrement tendu : l’inimitié entre le futur Hassan II et Abdallah Ibrahim est patente. L’Istiqlal réclame des explications au gouvernement et met la démission du président du Conseil dans la balance. «Les différents départements ministériels n’ont pas fourni l’effort nécessaire en pareille circonstance», écrit le journal du parti Al Istiqlal. «Le ministre de l’Intérieur semble inexistant, ainsi que celui des Travaux publics. La responsabilité du président du Conseil et de son gouvernement serait écrasante s’il était reconnu que les dix mille ou quinze mille morts auraient pu être arrachés à leur destin.»

Le débat sur la présence de bases étrangères au Maroc revient également sur le devant la scène, attisé par l’intervention des forces françaises à Agadir – près de dix-neuf mille militaires français sont encore stationnés dans le royaume.

Une flotte blanche sous l’égide de l’ONU

Avec le tremblement de terre d’Agadir resurgit le projet d’une flotte blanche internationale de secours aux sinistrés. Aux ordres de l’ONU et dotée de moyens navals et aériens, ainsi que d’un personnel médical et technique, cette flotte pourrait être envoyée partout où l’ampleur d’un cataclysme dépasse les possibilités locales de secours. En visite dans la ville, Bernard Lafay, sénateur de la Seine, appuie ce projet, soutenu par le prince héritier.

«Il serait souhaitable que le Maroc et la France prennent ensemble la décision d’inviter l’ONU à mettre tout en œuvre pour que cet organisme international de secours soit rapidement créé. Ce serait un émouvant témoignage d’une amitié que le malheur commun a fortifiée entre nos deux nations.» Une délégation marocaine est aussitôt chargée d’en informer le secrétaire général des Nations unies.

Un projet inspiré par Theodore Roosevelt

Le projet d’une flotte blanche a déjà été formulé aux États-Unis. Il s’inspire de la «gunboat diplomacy» incarnée par la Great White Fleet de Theodore Roosevelt, qui en conçut l’idée après avoir envoyé des navires de guerre au large de Tanger en 1904, puis en Méditerranée au moment de la conférence d’Algésiras en 1906. Revisitée par un commandant de la Navy, Frank Mason, qui en détaille les contours dès 1958, l’initiative est soutenue par Hubert Humphrey, sénateur démocrate du Minnesota – il deviendra le vice-président de Lyndon Johnson.

Elle est portée l’année suivante par trente-cinq sénateurs de tous bords, mais l’administration Kennedy s’y oppose. En 1960, Humphrey soumet de nouveau le projet au Congrès, citant Agadir comme un exemple du rôle que la flotte blanche aurait pu jouer aux côtés de la Navy. Il reprend au cours de son intervention le témoignage de Mason qui s’est rendu sur place pendant plusieurs jours : «La flotte blanche n’a pas vocation à remplacer nos forces militaires. Mais celles-ci ne sont restées à Agadir que pour traiter les urgences les plus absolues. Les habitants, qui vivent sous des tentes et n’ont ni eau courante ni électricité, ont encore besoin de nous.»

Trop complexe à mettre en place

En 1962, suite à un séisme dévastateur en Iran, le projet sera présenté à l’assemblée générale des Nations unies, mais demeurera sans écho. L’année suivante, questionné par Bernard Lafay à l’Assemblée nationale, le ministre des Affaires étrangères, Maurice Couve de Murville, résumera en quelques lignes, par écrit, la complexité d’un telle initiative : «Les difficultés de caractère politique soulevées par le fonctionnement d’un organisme international de cette nature, le choix du cadre dans lequel il devrait être créé, ses modes de financement, les majorités dont dépendraient ses décisions, les limites de son mandat posent aux États membres des problèmes auxquels une solution d’ensemble ne paraît pas pouvoir être aisément apportée dans l’immédiat.» La flotte blanche ne verra jamais le jour.

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