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Grand Angle  

Le coaching de couple sert-il les normes de domination au Maroc ?

Quelle est la différence entre les conseils de grand-mère et ceux d’un coach pour «savoir garder un mari» ? Depuis des décennies, les premiers sont transmis par bouche-à-oreille. Les seconds sont partagés sur les réseaux sociaux, sans grande différence singulière à part d’être prônés par des professionnels, censés s’appuyer sur une démarche scientifique et un procédé psychosocial.

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Photo : Capture d'écran
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«Soyez une villa à vendre et non pas un appartement à louer», conseille une coach de couple sur Facebook, à l’adresse des jeunes femmes qui s’apprêtent au mariage. C’est la même spécialiste qui, dans une vidéo plus récente, conseille aux femmes de montrer leur côté le plus fragile et le plus féminin pour attirer un prétendant ou garder son époux. Sous le toit conjugal, elle leur conseille d’adopter une attitude de chat, même si elles sont des bêtes infaillibles dans leur milieu professionnel ou dans le monde extérieur.

Publiée lundi, cette récente vidéo de la coach Nahed Rachad est censée faire la promotion d’un séminaire de couple, donnant d’emblée le ton d’une intervention promettant foison de stéréotypes sur les femmes, prônés qui plus est par une femme instruite, indépendante financièrement et stable professionnellement.

«Vous risquez d’avoir un mauvais ascendant sur les jeunes femmes qui n’en savent pas beaucoup sur les relations conjugales ou qui ont justement un côté fragile», lui reproche ce mardi Hala Lahlou, une autre coach professionnelle. «Oui je suis mariée, mais ce n’est pas cette perception que je donne à mon époux et à ma fille. Je suis moi-même, je suis entière, et je n’aimerais pas que mon enfant garde de sa maman l’image d’une fragile en détresse continue», enchaîne-t-elle.

Un mélange de genres où vulgarisation scientifique se mêle aux stéréotypes

«Le plus dangereux est que les messages consacrant les idées reçues ne viennent plus seulement d’hommes, que l’on ne considérerait pas assez sensibilisés sur l’évolution de la situation de femmes, mais bien de ces profils-là, consacrant une forme de domination masculine en mettant en confiance leur auditoire», déplore de son côté Fouad Benmir, sociologue et juge à la Cour d’appel administrative de Rabat.

Dans la foulée, le compte instagram de la coach en question a été supprimé pour effraction aux règles de la communauté.

Pour ce spécialiste en sociologie des médias, «se présenter comme coach appelle à spécifier son champ de spécialités et à confirmer sa crédibilité scientifique». Car Fouad Benmir estime que «l’émergence de nouveaux métiers via Internet rend la vérification difficile». Selon lui, il est en effet «rare de pouvoir connaître concrètement le champ des compétences académiques de certaines personnes, qui se présentent comme spécialistes dans un domaine».

«Lorsqu’on parle de relations hommes femmes, on ne peut pas s’y prendre avec légèreté, sans souligner qu’il s’agit de rapports complexes, influencés par plusieurs facteurs, normatifs, sociaux, historiques, biologiques et faits de singularités.»

Fouad Benmir, sociologue

Et de rappeler que «les relations hommes-femmes sont fortement influencées par la succession de l’histoire et l’évolution de la vie en société, depuis les civilisations matriarcales au revirement de ces formes de constructions, jusqu’à la sédentarisation et l’industrialisation et on ne peut donc pas conseiller les gens en réduisant ces rapports à une forme de domination qui doit être entretenue».

«Nous vivons dans une société capitaliste qui essaye de véhiculer une forme d’égalité hommes femmes, mais on oublie que dans cette configuration, le capitalisme diffuse l’idée selon laquelle il incarne cette aspiration, alors qu’il a délégué la servitude des femmes aux machines au nom d’un pseudo-confort.»

Fouad Benmir, sociologue

Empruntant les mots du philosophe italien Umberto Eco, Fouad Benmir fustige le foisonnement d’experts autoproclamés et omniprésents sur la toile : «Ils ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel.»

Une domination entretenue par une partie des dominés

Sociologue spécialiste du genre, Khalid Lahsika rappelle, pour sa part, que «ces dernières cinquante années, la structure familiale au Maroc a connu de grandes évolutions, mais qui n’ont pas été accompagnées par des spécialistes et des politiques sociales pour autonomiser les femmes au cours de cette évolution».

«C’est tout le paradoxe de la société qui se reproduit sur le compte de l’histoire des femmes et de leurs corps. Autrement dit, la même femme qui subit contraintes et domination peut devenir un outil assurant la continuité de ces normes de domination, y compris certaines femmes instruites.»

Khalid Lahsika, sociologue

«Autant le féminisme est une idéologie du vivre-ensemble, égalitaire pour le bien de tous et qui suscite l’intérêt de femmes et d’hommes, autant la culture de domination est elle aussi entretenue par des hommes, mais aussi par des femmes», explique-t-il encore à Yabiladi.

Selon le sociologue, c’est l’illustration de l’intelligence d’un système d’oppression. «Il hiérarchise les dominations comme au temps de l’esclavage, où les contremaîtres des petits ouvriers étaient eux-mêmes soumis à ce système et bénéficiaient d’un peu de pouvoir afin justement de garantir sa continuité», souligne-t-il. Chemin faisant, «chacun à sa manière exploite les débats sur la domination masculine, le vivre-ensemble et la manière dont la société vit sa sexualité».

«La coach a été beaucoup critiquée sur les propos tenus dans ses vidéos, mais les critiques, au temps des réseaux sociaux, deviennent eux-mêmes un moyen de gagner en visibilité pour certaines personnes, qui ne comptent que le nombre de réactions sur leurs publications et leur impact sur cette base, quel que soit le contenu négatif, ce qui s’apparente à une pratique porfitant du bad buzz», déplore le spécialiste.

Ce qui peut être salutaire, selon Khalid Lahsika, c’est que «ces contenus ne sont plus acceptés par une partie des utilisateurs, qui l’expriment ouvertement, ce qui montre une évolution au niveau de la perception des gens». Le bad buzz pourrait ainsi se retourner contre celle et ceux qui en profitaient. 

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