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Grand Angle

Fikra #36 : A Jerada et Al Hoceima, les nouveaux notables éclipsent la société civile

Pour les chercheurs David Goeury et Olivier Deau, si la société civile est certes bien présente, elle se heurte à des problèmes de financement qui la contraignent à se rapprocher des pouvoirs municipaux et provinciaux, entretenant ainsi une dépendance qui profite surtout aux notables.

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Un homme descend dans une mine à Jerada. / DR
Temps de lecture: 4'

La régionalisation avancée au Maroc va-t-elle tenir ses promesses ? Cohésion sociale, développement économique, inclusif et durable, dynamisme local… En 2008, l’annonce de ce vaste chantier territorial entend donner un coup d’impulsion à des des territoires jusqu’alors marginalisés par rapport aux grandes villes côtières. Dix ans et quelques forts soulèvements populaires plus tard, la réalité n’est pourtant pas à la hauteur des espoirs suscités.

C’est qu’expliquent les chercheurs David Goeury et Olivier Deau dans une étude intitulée «Déclin des villes moyennes et conflictualité territoriale au Maroc. Les conséquences d’une pluralisation politique inachevée ?». Premier constat : les villes marocaines qui ont connu d’importants mouvements populaires ces très récentes années, comme ce fut le cas de Jerada et Al Hoceima, ne manquent pas d’infrastructures de base. Elles présentent au contraire «des taux d’équipements élevés (par rapport aux autres noyaux urbains de leurs provinces respectives, mais aussi à la moyenne nationale des villes de taille similaire) du fait de leur statut de chef-lieu de province», soulignent-ils. Elles ont également «bénéficié prioritairement du déploiement des réseaux d’eau potable, d’électricité, de téléphonie mobile et de routes».

C’est à partir du second constat que le bât blesse : ces villes certes équipées sont pourtant minées par «de faibles taux d’activité et de forts taux de chômage, notamment en raison du nombre réduit d’emplois salariés privés». Par conséquent, cette insuffisance de perspectives économiques a favorisé l’émergence d’activités encadrées par les autorités selon le principe de l’agrément ou de la licence : le secteur de la pêche à Al Hoceima et l’activité minière artisanale informelle à Jerada – deux villes qui ont été le théâtre de hirak reflétant un fort mécontentement populaire. Mais voilà, ces dispositifs, expliquent les chercheurs, ont été à l’origine de vives tensions pour savoir qui, in fine, allait véritablement bénéficier de ces ressources naturelles.

De nouveaux notables

«A Jerada, les personnes qui se sont vu octroyer des licences d’exploration et d’exploitation après la fermeture des principales entreprises minières de la ville, sont celles qui sont devenues les nouveaux notables et qui ont investi le champ politique», explique à Yabiladi David Goeury. Une telle reprise en main du secteur minier conduira à l’élection, en 2003, de Mohamed Daghou, fondateur de Daghou Charbo en 2000, en tant que président de commune.

En 2011, Mbarka Toutou, militante PAM, y remporte l’élection législative non sans le soutien de son frère, Mustapha Toutou, patron des entreprises Best Charbon et de la Société Minière Top. En 2015, elle remportera aussi la présidence de la municipalité. «Ce sont ces nouveaux entrepreneurs du charbon qui mettront en place de nouveaux réseaux politiques (...) et qui prendront finalement le contrôle politique de la ville de Jerada», ajoute David Goeury. Cette «économie» alimentée par ces nouveaux notables, est à l’origine de «tout un ensemble de pathologies sociales», estime le chercheur.

«Elle ne pousse pas à l’investissement, à l’innovation, à la création d’emplois. Par conséquent, les inégalités se renforcent et les jeunes voient naître un très fort sentiment de déclassement, de frustration. C’est ce qu’on appelle la frustration relative : leurs besoins élémentaires sont satisfaits mais, au-delà de ça, ils ne peuvent pas voir plus loin. Les hommes ne peuvent même pas se marier car ils ne peuvent pas subvenir aux besoins d’une famille. Quand on sait que le mariage est un indicateur très fort dans la société marocaine, le fait de ne pas pouvoir se marier fait d'eux des cadets sociaux, c'est-à-dire des jeunes qui ne peuvent pas devenir pleinement adulte.»

Un tissu associatif pas assez solide  

De plus, parallèlement à l’installation d’une nouvelle notabilité, et en conséquence de l’absence de perspective, s’est développée une «intense activité informelle, voire illégale, d’exploitation de ces ressources à travers l’extraction et la pêche illégales, seules perspectives de revenus pour les jeunes». Faute de pouvoir accéder au salariat en raison de la part extrêmement faible d’entreprises, les jeunes s’engagent dans des activités illégales, sans licences ni autorisations préalables. Et dangereuses. A Jerada, le décès de deux frères dans une descenderie illégale ; à Al Hoceima, le décès de Mohsine Fikri, seront les éléments catalyseurs des soulèvements populaires qu’ont connus ces deux villes. «Faute d’emplois, la seule alternative a été de prendre des risques inconsidérés. Cette dimension est imperceptible de l’extérieur tant qu’on ne connaît pas les conditions économiques de ces villes», nous dit David Goeury.

Al Hoceima et Jerada sont également marquées un tissu associatif bien présent mais fragmenté. En cause, «l’incapacité des mouvements protestataires à s’organiser au-delà des moments revendicatifs (…) La disparition des grandes entreprises formelles ruine le mouvement syndical tandis que la fragilité des petites et moyennes entreprises favorise les rapports de dépendance politique et économique limitant toute alternative aux réseaux clientélaires», indique l’étude.

La société civile peine en effet à être pleinement effective car elle se heurte à des problèmes de financement. Les associations vont donc se rapprocher des réseaux politiques clientélistes, et ainsi des pouvoirs municipaux et provinciaux, dans l’espoir d’obtenir des subventions. Ce vide associatif n’est pas sans déplaire à ces réseaux, qui s’y sont justement engouffrés pour devenir incontournables, et ainsi se faire élire. En somme, c’est le serpent qui se mord la queue.  

L'auteur

David Goeury est enseignant chercheur en géographie à Sorbonne Université, chercheur associé au Centre Jacques Berque de Rabat. Il dirige plusieurs programmes de recherche au Maroc et en Tunisie. Membre de la plateforme Tafra, il a participé aux ouvrages «Le Maroc vote de 1963 à 2011» et «La responsabilité des élus dans le cadre de la régionalisation avancée». Il est par ailleurs co-auteur d’une «Introduction à l’analyse des territoires» publiée en 2016. 

La revue
L’Année du Maghreb est une revue publiée par publiée par l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM). Elle porte une attention particulière à l’actualité de la région et accueille des travaux originaux de sciences sociales sur le Maghreb, valorisant l’approche de terrain et le travail sur des sources inédites.
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