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Grand Angle  

Les musulmans, «ces Français entièrement à part, mais pas Français à part entière»

Pour le sociologue Saïd Bouamama, le racisme se couvre désormais d’un voile plus respectable, notamment à travers la défense de la laïcité et des femmes, étouffées qu’elles seraient par le joug de l’islamisme.

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Les musulmans en France sont régulièrement priés de faire part de leur condamnation unanime d’attaques terroristes perpétrées au nom de l’islam. / Ph. Jean-Philippe Ksiazek – AFP
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Qui ne dit mot consent. Le proverbe ne s’est jamais autant mieux porté qu’en ces temps de suspicion généralisée à l’égard des Français de confession musulmane. Samedi 19 octobre, l’ex-ministre de l’Intérieur et ancien Premier ministre, Bernard Cazeneuve a déclaré, au micro de la radio Europe 1, qu’«il [fallait] que les musulmans prennent d’avantage la parole». Et d’ajouter : «Dans le contexte particulier dans lequel nous nous trouvons, nous avons besoin d’entendre les musulmans dire leur attachement à la République.»

Ce n’est pas la première fois, loin s’en faut, que les musulmans en France sont priés de faire part de leur condamnation unanime d’attaques terroristes perpétrées au nom de l’islam. Au lendemain de l’attentat qui avait décimé la rédaction de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, des imams d’Ile-de-France avaient appelé les fidèles à «participer massivement» aux manifestations des 10 et 11 janvier qui avaient émaillé la France entière. Les imams avaient eux-mêmes été appelés, par les fédérations musulmanes, à condamner «la violence et le terrorisme» lors de la prière du vendredi. Idem pour les attentats du 13-Novembre 2015 : nombreux avaient été les imams à dénoncer des attaques contre «les vraies valeurs de l’islam».

Un silence suspicieux

Juifs et catholiques ne sont pourtant jamais appelés à condamner ; pour les premiers, les exactions commises par les autorités israéliennes en Palestine ; pour les seconds, les scandales de pédophilie qui gangrènent l’Église. «On est vraiment face à un élément révélateur de la difficulté de la classe politique et médiatique en France à regarder la société française telle qu’elle est, en l’occurrence avec sa composante musulmane», analyse auprès de notre rédaction le sociologue Saïd Bouamama, également militant au Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP).

«On regarde toujours ces Français, dont les parents ou les grands-parents viennent d’ailleurs, comme n’étant pas tout à fait des Français. Il y a un soupçon d’illégitimité, une posture soupçonnante sur leur loyauté vis-à-vis de la République, avec cette demande d’allégeance et de vérification qu’ils sont bien Français. Ils ne sont pas regardés comme des Français à part entière, mais comme des Français entièrement à part», souligne Saïd Bouamama.

A rebours de la reconnaissance de leur identité française, cette méfiance généralisée en amène au contraire certains, notamment dans les quartiers populaires, à se retrancher dans le silence. «Ils vont préférer ne pas s’exprimer sur des problématiques qui font d’eux des ennemis de l’intérieur et qui, à partir du moment où ils ne s’expriment pas publiquement, entretiennent cette logique. C’est ce silence même qu’on leur retourne comme étant la preuve qu’ils ne sont pas clairs», analyse Saïd Bouamama.

Le silence, les musulmans y sont aussi confinés par leur quasi-absence dans les médias. Preuve en est du décompte de la rubrique CheckNews du journal Libération : sur 286 interventions à l’occasion de 85 débats télévisés sur le voile, après la polémique liée à la présence d’une mère voilée lors d’une sortie scolaire au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, aucune femme voilée n’a été recensée, à l’exception de Latifa Ibn Ziaten, qui a eu l’occasion de s’exprimer sur LCI, mais pas dans le cadre d’un débat.

«On a moins de 10% de la population qui fait l’objet de près des trois quarts ou de la moitié des sujets polémiques d’actualité, ce qui ne peut que les présenter comme un problème.»

Saïd Bouamama

Bataille idéologique

Derrière cette suspicion, c’est bien l’image de l’islam, et la manière dont elle a été construite, qui est à l’œuvre. «Pour comprendre le rapport à l’islam d’une partie importante de la classe politique française, aussi bien de droite comme de gauche, il faut prendre en compte deux facteurs. Le premier, c’est l’héritage colonial : pendant un siècle et demi, on a diffusé l’image d’un islam allergique à la modernité, ce qui a servi à justifier la mission civilisatrice de la colonisation. Or après les indépendances, cette image de l’islam n’a jamais été déconstruite. Les préjugés sont restés ancrés, ont été diffusés dans les livres scolaires, les films…», explique Saïd Bouamama.

Second facteur, estime le sociologue : l’émergence du Front national au début des années 70. «Dans ses textes, le parti défend très clairement une ''bataille pour l’hégémonie culturelle''», du nom de ce concept sociologique et philosophique qui décrit «la domination culturelle de la classe dirigeante». «L’extrême droite demeure admirative de ce que fut la contre-société communiste, des réflexions de Gramsci sur l’hégémonie culturelle», relève d’ailleurs le magazine en ligne Slate. «Le FN a bien compris que pour arriver un jour au pouvoir, il lui fallait imposer sa manière de penser, en l’occurrence l’idée que l’islam est contradictoire avec les valeurs de la République», ajoute le sociologue.

Et surprise. Le Front national a reçu la bénédiction d’une force politique dont on n’aurait pas espéré qu’elle le fasse : la gauche. «En 1984, après que le FN a remporté 10 % des voix aux élections européennes, Laurent Fabius déclare benoîtement que le FN pose les bonnes questions, mais apporte de mauvaises réponses. A son insu, il vient de confier les clés du débat politique, sur bien des sujets, à l’extrême droite», rappelait en 2017 le chercheur en sciences politiques François Gemenne.

«Si vous cumulez ces deux facteurs – l’héritage colonial et la bataille idéologique –, vous comprenez pourquoi aujourd’hui une grande partie du débat médiatique et politique est centrée sur l’islam.»

Saïd Bouamama

Une islamophobie genrée

Quarante ans plus tard, le racisme a changé de visage. «Jusqu’à présent, il s’argumentait toujours d’une hiérarchie des races. Aujourd’hui, il se couvre d’un visage respectable à travers la défense de valeurs nobles : c’est pour défendre la laïcité qu’on revendique le droit d’être islamophobe ; c’est pour libérer les femmes qu’on justifie l’islamophobie», déplore Saïd Bouamama.

Le sociologue redoute une banalisation des violences islamophobes, principalement à l’égard des femmes : «Ce sont elles les premières victimes de l’islamophobie en France. Il y a une dimension genrée et sexiste dans l’islamophobie aujourd’hui, parce que c’est autour du foulard que les débats se cristallisent. S’il y a des passages à l’acte, les femmes seront sans doute les premières victimes.»

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