Menu

Interview

«Le consommateur marocain a pris conscience de son pouvoir» [Interview]

Fin septembre, les résultats financiers publiés par les Eaux minérales d’Oulmès, maison mère de Sidi Ali, et Centrale Danone ont révélé l’impact féroce du boycott sur la santé des deux entreprises - Afriquia n’a pas communiqué sur ses résultats. Ouadi Madih, président d’Uniconso et Abadallah Assad, son vice-président, font le bilan pour Yabiladi de plus de 5 mois de boycott.

Publié
(c)DR
Temps de lecture: 5'

Yabiladi : Qu’est-ce que le boycott a changé pour le consommateur

Abdallah Assad : C’est une seconde intifada ! La leçon à en tirer est claire : le consommateur a enfin pris conscience de son pouvoir. Depuis le temps que nous, mouvement consumériste, nous cherchons à le rendre conscient de sa force, quelle satisfaction ! Du même coup, les entreprises ont pris conscience de leur vulnérabilité face à des actions collectives de ce type. Les autres entreprises ont été également attentives à ce qui se passait. Aujourd’hui, le boycott est à la mode. On entend tout le monde menacer de boycotter tel ou tel produit à la moindre contrariété. C’est sûr, il ne faut pas s’attendre à des miracles. Le consommateur marocain reste impulsif ; il réagit à l’émotionnel.

Comment les consommateurs se manifestaient-ils jusqu’ici ?

Abdallah Assad : Auparavant, les consommateurs râlaient, se plaignaient des prix, leurs contestations étaient brouillonnes, désorganisées. Personne ne croyait vraiment qu’il était possible de faire changer les choses. Les gens estimaient que les grandes entreprises avaient trop de pouvoir et que l’Etat les soutenait ; qu’il était donc impossible de les influencer. Le fatalisme était très net.

Ouadi Madih : En parallèle, on percevait cependant un éveil progressif chez le consommateur à travers le nombre de réclamations enregistrées dans les différents guichets de notre fédération qui est passé de 700 en 2007 à 15 000 en 2017.

Face au bouleversement que représente le boycott, quel est votre rôle en tant qu’association de défense des droits des consommateurs ?

Ouadi Madih : La revendication de la population qui est à la base du boycott ne relevait pas, à la base, d’une action consumériste, mais elle est passée par cette voie. Ce faisant, et grâce aux réseaux sociaux, elle a court-circuité toutes les organisations gouvernementales et non gouvernementales. La défiance globale de la population envers toutes les institutions l’amène à prendre en main ses problèmes elle-même. La population n’a pas confiance en ses représentants, quels qu’ils soient. L’idée la mieux partagée est qu’ils sont là soit pour défendre les intérêts de l’Etat soit pour défendre leurs propres intérêts. Même pour le boycott : après le premier succès du mouvement, alors qu’il prenait de l’ampleur, les gens ont commencé à se demander qui était derrière et quels étaient leurs intérêts ?

Si le boycott avait été pensé comme une action consumériste réfléchie en tant que tel on aurait évité la sélection de trois marques seulement désignées à la vindicte populaire alors qu’elles n’avaient même pas les produits les plus chers du marché, ni même augmenter leur prix récemment. Comme la critique du consommateur ne s’est pas vraiment adressé au reste du marché aucune mesure constructive n’a été prise. On est resté sur du curatif pour calmer le jeu jusqu’au retour à la normale.

Notre responsabilité en tant qu’associatifs est de se saisir de cet éveil des consciences pour éduquer le consommateur à réaliser un choix rationnel pour que son achat donne une information utile à l’entreprise. Cela n’a aucun sens, par exemple, comme on a pu le voir, de boycotter Danone pour obtenir une baisse des prix et acheter à la place Jaouda qui vend les produits plus chers.

Selon vous, les réactions au boycott sont restées curatives. Plus précisément, quelle a été la réponse des entreprises ?

Ouadi Madih : Pendant l’université d’été de la CGEM, en septembre, un panel de discussion a été consacré au consommateur et pour la première fois j’ai senti que les professionnels commençaient à se préoccuper - un peu - de ce que pense les consommateurs. J’ai senti l’impact du boycott sur leurs réflexions.

Abdallah Assad : Sidi Ali a fait une petite promotion dans les grandes surfaces mais pas dans les commerces de proximité, donnant l’impression d’avoir réagi au boycott alors que le véritable prix de ses produits est resté le même. Les promotions font partie du cours normal des affaires. Danone a également fait une promotion durant le ramadan, mais comment savoir si elle était une véritable réaction au boycott et pas une promotion prévue depuis longtemps ? En septembre, après la venue du grand patron lui-même cet été, Centrale Danone a finalement baissé le prix du pack de 470 ml de lait de 30 centimes de dirhams. Afriquia, dont la hausse des prix était liée à la décision du précédent gouvernement de libéraliser le secteur des carburants a très peu réagi. Le débat est remonté au niveau politique avec les déclarations du chef du gouvernement assurant qu’un texte de loi était prêt pour limiter les marges des distributeurs.

Le gouvernement n’a finalement jamais adopté en conseil des ministres le texte de loi limitant les marges des distributeurs. L’Etat n’a donc pas été à la hauteur non plus... 

Ouadi Madih : Le boycott a au moins permis de précipiter la publication du décret d’application de la loi sur la protection du consommateur qui trainait dans les cartons depuis très longtemps. Grâce à lui, les associations de consommateurs peuvent désormais aller en justice elles-mêmes sans que ce soit nécessairement le consommateur lésé qui porte plainte. Il faut bien comprendre qu’un individu n’ira jamais en justice pour une petite somme quand bien même il serait dans son droit. Cela lui coûterait bien plus cher que ce qu’il a déjà perdu pour un résultat aléatoire. Seules les associations peuvent le faire pour défendre l’intérêt de tous les consommateurs à travers le sien.

Aujourd’hui, les associations ont le droit d’aller en justice elles-mêmes d’après le décret d’application elles doivent d’abord déterminer dans quel secteur elles prévoient d’agir en justice. Impossible de prétendre défendre en général «les droits des consommateurs» mais comment savoir à l’avance quel cas nous serons amenés à défendre ? Pire, les associations doivent demander une autorisation qui est soumise à l’avis du responsable du secteur concerné. En d’autres termes, on demande son avis à quelqu’un qui risque d’être la cible de ces poursuites en justice !

En somme, tout semble se passer comme si avec ce décret d’application on avait voulu donner l’impression de répondre au boycott mais qu’en réalité tout était verrouillé pour ne pas accorder de véritables droits aux consommateurs. Nous essaierons, en tant que fédération, de mettre en œuvre ce droit ouvert par la loi et d’aller jusqu’au bout, mais si c’est impossible nous le ferons savoir

Vous affirmez que l’Etat comme les entreprises n’ont pas pris au sérieux ce signal d’alarme. Quelles pourraient être les conséquences de leur déni ?

Abdallah Assad : Notre crainte aujourd’hui, c’est qu’avec un retour à la normal - «business as usual» - toute bonne initiative de défense des intérêts des consommateurs soit morte née. Le risque est de voir le fatalisme qui préexistait au boycott se renforcer car aussi important et dur qu’ait été l’effet du boycott sur les finances des entreprises, rien n’a changé ou presque. 30 centimes de réduction du demi-litre de lait par Danone ? C’est l’éléphant qui accouche d’une souris.

Ouadi Madih : Selon moi, plus que le fatalisme, le risque est de basculer des revendications simples liées au pouvoir d’achat vers des mouvements sociaux bien plus dangereux que le boycott. Imaginez, récemment, à El Jadida, des jeunes ont bloqué une route, monté une barricade et mis le feux pour dénoncer la promesse non tenue de construire une route.

Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com