Menu

Interview

FIFM 2022 : Le réalisateur iranien Emad Aleebrahim Dehkordi porte la voix des interrogations de la jeunesse [Interview]

Réalisateur iranien installé en France, Emad Aleebrahim Dehkordi participe au 19e Festival international du film de Marrakech (FIFM), du 11 au 19 novembre 2022, avec son premier long-métrage «Chevalier noir». En compétition officielle, cet opus est en forme de double portrait de deux frères en conflit avec leur père, après le décès de la mère. Chacun a choisi une trajectoire totalement différente de l’autre, cherchant en permanence le moyen de s’en sortir. Un récit intimiste qui traduit les interrogations de toute une jeunesse en Iran.

Publié
Chevalier noir, un film de Emad Aleebrahim Dehkordi
Temps de lecture: 3'

Vous êtes au FIFM pour votre premier long-métrage, qui est en compétition. L’écriture et la réalisation vous ont pris dix ans. Pourquoi tant de temps ? Et comment cela a modifié votre script ?

La version finale qu’on voit du film est similaire à l’écriture initiale, juste avec quelques petits changements. J’ai voulu laisser aussi un grand espace à l’improvisation par les comédiens devant la caméra. Lorsqu’on fait son premier long-métrage, on subit les choses. Ce sont les événements qui viennent vers nous et ma réaction face à cela est portée à l’écran, à travers le scénario et le jeu d’acteurs.

Ce processus a pris dix ans, particulièrement parce qu’il m’a été difficile de trouver rapidement le financement nécessaire pour un film que j’ai voulu très différent de ceux que j’ai vus jusque-là en Iran. Je pense que l’aspect financier est difficile pour tout réalisateur, surtout quand il cherche à s’inscrire dans une manière de raconter autre que ce qu’on connaît déjà. Mon opus n’est pas exotique et ne s’aligne pas sur la façon de créer qui est communément admise, dans le regard porté sur le cinéma de mon pays.

C’est le prix à payer pour sortir des sentiers battus et s’approprier le récit personnel autrement que les aînés ?

A partir du moment que l’on crée quelque chose, on a déjà un prix à payer. C’est un karma qui s’opère. Mais lorsque j’ai écrit le film, pour la première fois, je ne l’avais pas fait dans l’objectif premier de le réaliser. Je ne l’ai pas pensé comme scénario différend qui devrait délibérément sortir du cadre normé ou s’y inscrire. J’ai d’abord voulu écrire des histoires que j’ai connues, que j’ai vécues. L’écriture coulait de source et je n’avais pas le recul nécessaire pour savoir est-ce que je m’engageais dans un processus créatif différent.

L’histoire des nouvelles générations en Iran, leurs incertitudes, leurs combats et leurs visions du vécu sont incarnés à travers un double portrait masculin, mais aussi par une figure féminine qui ne trouve pas sa place dans le pays de manière permanente. C’est un choix personnel pour exprimer vos propres incertitudes sur l’Iran ?

L’Iran est un pays en changements permanents et cycliques, dont chaque fragment dure deux ans à peu près. Ce que je peux exprimer dessus aujourd’hui ne sera certainement plus valable, d’ici-là. Les choses avancent d’une grande vitesse et dans mon film, je n’ai pas la prétention de dire que je détiens le savoir ou la connaissance d’un vécu collectif que chacun vit de façon très singulière et qui forme un tout très hybride. Je ne peux pas faire autrement. Pour autant, ce personnage féminin me correspond beaucoup.

Dans l’écriture, je le décris comme je suis moi-même. J’ai voulu transposer ce que je vis et ressens mais sur une femme plutôt qu’un homme, comme je suis installé en dehors de l’Iran. C’est une façon pour moi de m’interroger en essayant de me mettre à la place d’une femme qui ne vivrait peut-être pas la situation comme moi. Aussi, ce film est très masculin, en termes de représentation, et j’aime le cinéma naturel. En Iran, on ne peut pas montrer une femme non voilée à l’écran et il était hors de question pour moi de l’imposer à l’actrice qui devrait incarner un rôle. J’ai souhaité éviter cela et donc je ne la montre pas beaucoup, en dehors des situations réelles.

Dans la première version, je me suis inspiré de faits réels que j’ai inversés. Les rapports conflictuels des deux frères ont existé avec leur mère. Mais par respect à l’intimité de ce récit personnel, j’ai remplacé également par un personnage masculin, en mettant en conflit tous les membres de ce groupe d’hommes. L’absence des femmes ici est importante dans l’enchaînement de l’histoire.

Quel a été le défi pour vous de dépeindre les nuances des réalités contemporaines de la société de votre pays d’origine, dans un premier film totalement différent de ce qu’on voit du cinéma iranien ?

Un film sur la jeunesse, les incertitudes et les femmes n’existent que peu en Iran, pour la principale raison que dans le pays, on opère un exercice d’équilibriste avec les lois existantes, afin de pérenniser l’acte de créer. On essaye d’innover une forme de contournement que j’ai voulu absolument ne pas reproduire. J’opte pour être un équilibriste qui doit constamment veiller à ne tomber d’aucun des deux côtés. Je ne veux pas faire de concession, tout en racontant une intimité que j’ai réussi à filmer de l’intérieur de l’Iran, alors que jusque-là, on pensait que c’était impossible, même interdit. J’ai beaucoup employé de nuances pour l’exprimer.

A travers ce film également, je souhaite exprimer mon soutien à toutes mes concitoyennes, les femmes iraniennes qui sont actuellement en combat permanent et portent le slogan «femme, vie, liberté». Ce film m’a beaucoup changé. J’ai grandi en le concevant. J’ai eu un autre rapport aux liens entre père et fils, puisque j’ai eu un enfant entre temps. J’ai donc conçu ce long-métrage dans beaucoup de souffrance et de douleurs, car contrairement à ce que l’on pense, le processus de création n’est pas plaisant, dans l’immédiat. On traverse et on vit une multitude d’émotions contrastées, qui font émerger les maux pour mieux s’en débarrasser et reprendre le dessus.

Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com