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Interview

Feïza Ben Mohamed, une journaliste franco-marocaine ciblée par un compte gouvernemental français sur Twitter

Journaliste pour l’agence de presse turque Anadolu en France, Feïza Ben Mohamed est ciblée, depuis le 30 juillet, par des commentaires racistes, sexistes, insultants, après avoir couvert l’éventuelle expulsion de l’imam franco-marocain Hassan Iquioussen vers le Maroc. Cette campagne, que la concernée qualifie de cyberharcèlement, a commencé par un tweet où le secrétariat général du CIPDR l’a pointée du doigt.

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Feïza Ben Mohamed, journaliste à Anadolu France
Temps de lecture: 4'

Un compte gouvernemental a cité votre nom en tant que militante et soutien d’un imam visé par une procédure d’expulsion, après la publication d’un article de presse que vous avez signé. Quelle est votre réaction ?

Le tweet du secrétariat général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) traduit l’usage inapproprié à disposition un service de l’Etat pour décrédibiliser un travail journalistique. C’est une grave atteinte à la liberté de la presse et contraire à la liberté d’expression. C’est clairement du cyberharcèlement aussi.

Il faut souligner que cette instance dépend de Matignon. Elle devient aujourd’hui un moyen pouvant être utilisé pour faire taire des opinons politiques d’opposition, pour perpétuer des pratiques de name and shame, notamment à mon égard en tant que journaliste. Depuis cette publication sur le compte Twitter du CIPDR, j’ai reçu des centaines et des centaines de commentaires, d’insultes, de contenus sexistes, vulgaires, de réactions publiques qui remettent en question ma qualité et mon travail de journaliste, avec au passage des qualifications misogynes, islamophobes, rabaissantes…

J’ai été ciblée par toute forme de propos dénigrants et insultants, avec la publication du CIPDR comme élément déclencheur. La majorité présidentielle a voté une loi contre le cyberharcèlement et il se trouve maintenant qu’une instance du gouvernement verse dans des usages qui donnent lieu à du cyberharcèlement.

Vous êtes connue pour intervenir souvent sur les questions d’islamophobie, un terme peu apprécié au sein du gouvernement, auquel des ministres préfèrent «anti-islam». Est-il plus difficile de traiter cette thématique aujourd’hui ?

Cette remise en question du terme islamophobie dans le débat public et médiatique est une diversion. Je suis Franco-marocaine et l’islamophobie qualifie un phénomène qui touche des citoyens français dont je fais partie. C’est quelque chose qui me touche personnellement et je n’ai donc pas à attendre qu’un ministre ou que l’exécutif définissent les termes de quelque chose que je vis au quotidien. Le débat s’est exacerbé lors de l’examen du projet de loi sur le séparatisme, qui a visé l’islam en substance, créant la rupture d’égalité entre les citoyens et portant un coup dur aux libertés individuelles. Le fait que cette loi soit désormais en vigueur fait craindre une série de décisions liberticides, qui mettent en porte à faux des citoyens à la fois français et originaires de pays voisins et partenaires de la France.

Je suis citoyenne et journaliste française, installée en France et qui travaille pour un média basé en Turquie, comme beaucoup de journalistes ici font partie de rédactions étrangères et de médias internationaux. J’ai envie de dire, face à la turcophobie qui est ressortie aussi des commentaires que j’ai reçus, j’ai une entière liberté de parole au sein du support pour lequel je travaille. Jamais il ne m’a été demandé de revoir ma copie, parce que soi-disant il y aurait certaines choses qui ne passeraient pas politiquement. Je ne suis pas sûre qu’au sein d’une rédaction franco-française, en dehors de quelques médias indépendants, j’aurais pu avoir cette même marge éditoriale, pour apporter un regard un peu différent de ce qu’on entend et de ce qu’on voit presque partout, et pour proposer un traitement outre celui du journalisme de préfecture.

L’imam en question a cependant été épinglé pour des propos polémiques qu’il a réellement tenus, notamment sur la non-mixité, les liens entre juifs et musulmans. Comment apporter un traitement journalistique équilibré à ce genre d'affaire ?

Concernant le traitement médiatique de ce cas précis, il faut souligner que sur des milliers de conférences en ligne de l’imam Iquioussen, on a isolé un passage de trente secondes, qui a été mis en avant et présenté comme la parole récurrente et le discours de référence du concerné. Je trouve ici qu’il y a un problème, non seulement de traitement mais aussi de vérification journalistique, qui ne va pas jusqu’à confronter les versions officielles et qui véhicule donc des clichés islamophobes. Au sein de la rédaction dont je suis membre, je bénéficie de cette liberté-là et de cette possibilité de faire cet exercice.

Ce qui est majoritairement repris, en revanche, est une demi-phrase coupée d’un discours qui remonte à 2003, ce qui questionne d’abord sur la raison pour laquelle il n’a jamais été épinglé en 19 ans, puis sur cet usage consistant à décontextualiser les propos pour diriger l’opinion publique. Pourquoi on ne reprend pas aussi le moment où dans l’une de ses conférences, Iquioussen dit que c’est haram de détester les juifs ou toute personne différente de nous, en tant que musulmans ?

Encore une fois, les propos pointés datent de 2003 et si leur sens nécessite une décision, on ne peut pas se substituer au droit, court-circuiter la justice qui est là pour trancher si les propos tombent sous le coup de la loi et prendre, au lieu de cela, une mesure administrative pour éloigner une personne, sachant que même pour des faits relevant du pénal, le délai de prescription existe.

Selon vous, existe-t-il un deux-poids, deux-mesures dans le traitement des cas des propos extrémistes, en fonction de la partie qui les aurait tenus ?

Il n’y a pas que les instances ou les pouvoirs publics qui versent dans ce sens, mais il faut dire que le CIPDR précisément n’est jamais intervenu jusque-là auprès d’un journaliste, au sujet de propos racistes ou d’une incitation à la haine sur un plateau télévisé, ou dans un article de presse, en faisant du name and shame comme il l’a fait à mon encontre. Or, un polémiste comme Eric Zemmour a bien été jugé par le tribunal, notamment pour des propos haineux tenus à l’antenne.

Cependant et au sein seulement des représentants des cultes en France, il faut dire qu’il y en a beaucoup d’autres, de différentes religions en dehors de l’islam, qui ont déjà tenu des propos radicaux sans jamais être ni expulsés, ni inquiétés par la justice. Je me pose la question.

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