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Interview  

«Voyage au bout de l’enfance», un roman sur les valeurs de droit en temps de guerre [Interview]

«Voyage au bout de l’enfance» est le dernier roman de Rachid Benzine, sous forme de récit à la première personne. Fabien, enfant né et grandi à Sarcelle, est obligé de suivre ses parents convertis à l’islam et décidés à rejoindre Daech en Syrie. L’auteur y interpelle sur l’avenir des enfants détenus, dans une remise en question des valeurs sociétales, de droit et de justice, ainsi que de la responsabilité des Etats sur ceux considérés comme l’avenir de l’humanité.

Publié
Rachid Benzine
Temps de lecture: 7'

Chercheur associé au Fonds Paul Ricœur, l’écrivain et politologue franco-marocain Rachid Benzine continue de présenter son dernier roman à succès «Voyage au bout de l’enfance» (éd. Seuil) partout en France, depuis plusieurs mois. Autant dire que cet ouvrage qui se lit d’une traite n’est pas un roman de plus dans le contexte de Daech en Syrie, mais il est d’abord un vecteur de la parole de l’enfance otage du jihad armé. Dans son école à Sarcelle, Fabien, sept ans, est doué pour la poésie. C’est à travers les mots qu’il continuera à s’évader de l’enfer de Raqqah, lorsque ses parents auront décidé de l’emmener avec eux en zone de combat.

Grâce à la poésie, le petit résiste aux horreurs du nouveau monde qui l’entoure, même lorsqu’il est soumis aux séances de torture après la capture de sa mère en région kurde syrienne. Plus loin que l’aspect romanesque, le monologue de Fabien est l’occasion pour l’auteur d’alerter sur la déshumanisation du monde et de ses valeurs, mais aussi sur l’incapacité des adultes à créer un idéal pour les enfants.

En analysant le récit de Fabien, on y trouve un écho contemporain à «Voyage au bout de la nuit». Avez-vous souhaité que ce cri de cœur à l’humanité en temps de guerre soit relaté cette fois-ci par un enfant ?

Absolument. Le titre du roman «Voyage au bout de l’enfance» est une référence à l’ouvrage de Louis-Ferdinand Céline, car Fabien sera confronté à la nuit de l’horreur et de la guerre. A l’opposé du rêve de paradis auquel ses parents ont cru, il va trouver l’enfer. Je voulais raconter justement ce passage de la nuit à travers le regard d’un enfant.

Dans le cadre d’un précédent projet, qui a donné lieu à une pièce de théâtre et à un roman épistolaire «Lettres à Nour», j’ai fait un travail dans les prisons françaises et belges, sur la base duquel j’ai voulu aborder la question de ceux qui s’engagent dans le jihad armé. Ici, j’ai voulu parler de ceux qui n’ont rien demandé, mais qui se sont trouvés en Syrie. Ils sont doublement victimes, d’abord de la décision de leurs parents, puis de l’Etat français qui ne souhaite pas leur retour.

Dans ce contexte, Fabien habille le monde de poésie, comme un écrivain habille le monde par le truchement de la fiction, pour en faire sortir toute la puissance et toute la vérité. Doter cet enfant du pouvoir de la poésie, face à l’horreur qu’il confronte, c’est l’ancrer dans un territoire imprenable. Il va chercher en lui cette liberté, dans cette forteresse qui peut être assaillie mais jamais détruite. Ce qui m’a intéressé à travers cela est la question de que pouvons-nous faire face au mal. C’est une idée que le mal n’a pas le dernier mot, comme nous le montre la parole des survivants aux guerres, aux années de détention et aux dictatures.

En préparation de ce roman, avez-vous rencontré des enfants dans la même situation que Fabien ?

J’ai fait des rencontres déjà dans les prisons, en préparation de «Lettres à Nour», avec les familles d’accueil et les enfants. Ces derniers temps, je suis en contact direct avec ces enfants qui sont détenus dans les camps d’Al Hol au nord de la région kurde. Nous avons partagé des notes vocales, des photos. Les grands-parents m’ont fourni beaucoup d’éléments pour écrire ce récit. Désormais, l’idée est d’en faire un film d’animation.

On s’attend à un récit ponctué de chapitres ou de sous-titres. Vous avez volontairement outrepassé cette «coutume» de la construction romanesque...

J’ai souhaité en faire un récit qui coule de source, de manière à ce que le monologue où Fabien raconte son histoire d’une traite ne soit pas interrompu. Dans la plupart des textes de fiction que j’écris, je veux en faire des adresses. Un personnage veut nous interpeller. Dans «Les yeux du ciel», c’est l’histoire d’une prostituée pendant les Printemps arabes. Dans «Ainsi parlait ma mère», c’est un professeur de littérature qui, à 54 ans, revient auprès de sa mère vieillissante pour prendre soin d’elle. Dans «Voyage au bout de l’enfance», j’ai souhaité que ce soit un enfant qui interpelle directement les adultes que nous sommes et l’enfant que nous avons été.

Ce qui m’a intéressé ici est la raison déraisonnante des adultes, à la fois les parents partis combattre au sein de Daech, les personnes et les institutions qui condamnent ces enfants en ne souhaitant pas leur retour. Face à cette déshumanisation de l’autre, j’ai souhaité écrire à hauteur d’enfant comme Romain Gary a pu le faire. Fabien nous désarme sans préjugés, par sa naïveté, sa sincérité.

Le propos ici est que l’enfance est une promesse confiée d’abord aux parents pour qu’elle se réalise. Nos enfants sont ensuite confiés à des institutions – l’école, les clubs sportifs et autres –, avec le même objectif. Or, je dirai que Fabien subit des trahisons, à commencer par celle de ses parents, qui décident de partir en Syrie le jour où il doit réciter ses poèmes à l’école. Une fois que les parents se trouvent là-bas, ils réalisent que ce n’est pas ce qu’on leur a vendu comme rêve. Dans les camps, la mère et le fils se sentent trahis par la France qui ne souhaite pas leur retour.

La question que posent ces trahisons des adultes et des institutions est comment, en tant qu’enfant, on peut continuer à avoir confiance en le monde. Fabien y fait face avec la poésie. Pour lui, c’est un moyen d’immense liberté qui lui permet de défier l’horreur, mais il le dit avec ses propres mots, ses propres souvenirs et son imaginaire. Cela nous dit que l’on ne se soumet jamais totalement au monde, tant qu’on est capable de continuer à cultiver cette liberté que nous permet le pouvoir des mots et du récit.

Il y a là un message de poésie et de littérature au secours de l’humanité et une inaction de l’humanité qui ressort dans les critiques de Fabien, sur le désintérêt du monde pour les malheurs des enfants. S'agit-il d'une remise en question de l’efficacité de la protection internationale ?

C’est une remise en cause de tout ce qui déshumanise l’autre. Fabien est un enfant dans un contexte de guerre. Il voit la déshumanisation des hommes envers d’autres pour permettre de les tuer. Dans le camp, il subit aussi une déshumanisation. Il vit dans le froid, les maladies, la faim. Cela montre comment une partie de l’humanité abandonne une autre à son sort, sans lui porter secours, car l’autre n’est plus considéré comme un semblable. On le voit par exemple aujourd’hui en Europe, dans la manière avec laquelle on accueille les Ukrainiens – et on a raison de le faire – mais dans un traitement inégal à l’égard des Syriens.

C’est dire qu’à un moment, l’humanité n’est plus considérée comme une et que certains nous seraient plus semblables que d’autres. Or, il faut rappeler constamment la condition une de l’humanité et partir du principe que les autres sont nos semblables. Sinon, un processus de déshumanisation se met à l’œuvre, à commencer par la parole. L’autre est réduit à une chose et à partir de là, on peut complètement le jeter ou le violenter. C’est pour cela que j’ai voulu que Fabien nous amène à être confrontés à cette réalité brutale de la guerre et des camps, d’où la dureté de certains passages du livre.

J’ai souhaité que le lecteur soit confronté à cette situation réelle, que l’enfant essaye de dépasser grâce à son imagination, à sa capacité d’émerveillement. Il s’imagine réécrire des poèmes de Jacques Prévert et il nous dit que nous avons tous en nous des ressources pour résister. La question est comment résister face au mal et créer des territoires imprenables. Pour Fabien, la poésie devient le lieu du dépassement de soi face au réel et permet de défier le monde extérieur.

La voix de l’enfant, par le décalage qu’elle produit entre sa façon de dire les choses et la dureté de ce qu’il vit souligne notre immense défaillance morale et éthique devant ce qui arrive et ce que nous laissons faire, à savoir l’abandon de ces enfants. Autrement dit, Fabien est notre conscience, celle de l’enfant intérieur oublié, et de notre responsabilité de savoir que nous ne devons jamais ni désespérer du monde ni désespérer des hommes.

Le livre aurait pu avoir une fin heureuse, puisque tout est permis dans la fiction. Pourquoi avez-vous choisi le dénouement rapide qu’on y trouve ?

C’est un dénouement par le tragique, qui fait partie intégrante de l’existence. La question pour nous est comment on le traverse, en se rappelant qu’il n’y a pas que du comique dans la vie. Ce qui se passe en Syrie, en Irak, en Palestine et en Ukraine est le retour du tragique. Cela nous questionne sur ce qui nous est permis, face au tragique de l’existence. Il y a de la violence dans le monde, qui mène jusqu’à la destruction et la mort. Il est important de nous interroger sur ce que nous pouvons face à cela.

Aujourd’hui, nous avons dans les camps d’Al Hol à peu près 200 enfants et 80 femmes de nationalité française. Mais en France, ces enfants sont rendus invisibles, depuis cinq ans pour certains. Dans les camps, ils vivent dans des conditions épouvantables. Ils subissent des traitements inhumains et dégradants. Je défends le fait qu’ils ne sont pas des coupables mais plutôt des victimes, qui n’ont pas choisi par eux-mêmes de se rendre en Irak ou en Syrie, puisque cette décision a été celle de leurs parents. La justice française est compétente pour poursuivre ces femmes, qui font d’ailleurs l’objet d’un mandat d’arrêt international. Mais la France refuse de les considérer comme des citoyens pour mener toutes ces démarches.

Jusque-là, seuls 35 enfants, pour la plupart des orphelins, ont été rapatriés. Il n’y a plus aucun retour depuis janvier 2021. Début 2022, une attaque a eu lieu dans une prison où 700 personnes étaient détenues, dont des femmes qui n’ont pas forcément renoncé à leur idéologie, avec donc un risque d’endoctrinement. Il est important de rappeler que Daech n’a pas encore disparu et que les kurdes eux-mêmes se lassent de ce fardeau de devoir tenir les camps. Ils appellent les Etats à reprendre leurs ressortissants.

A travers ce livre, j’ai voulu dire ma prise de position qui est à la fois littéraire, poétique et politique, pour que ces enfants sachent qu’il y a une France qui pense à eux. Ce que nous disent la plupart des éducateurs sociaux, des psychiatres et des psychanalystes est que tous les premiers enfants revenants vont bien. Ils ont retrouvé leurs familles, en grande partie. Ils sont insérés dans les villages et personne ne connaît leur histoire.

Par ailleurs, on ne peut pas dire que ces enfants étaient dans un processus de radicalisation. La question est sommes-nous capables de leur proposer autre chose que l’enfer qu’ils vivent là-bas, ont-ils droit à la justice et que peut cette dernière face au mal, quand il est important qu’elle réaffirme la puissance de la vie ? Lorsque la France refuse de rapatrier les hommes et les femmes pour juger, les enfants pour les réinsérer, c’est tout un rapport à notre droit qui est en train de changer en signant la peine de mort de ces petits qui n’ont rien demandé, sachant que le droit et la justice sont nos valeurs cardinales.

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