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Grand Angle

Diaspo #339 : Karima Moual met des visages sur les parcours migratoires en Italie

Née au Maroc, la journaliste et autrice Karima Moual a grandi et vit en Italie, où ses parents ont migré en tant que travailleurs. Forgée dans sa double-culture qu’elle revendique pleinement, l’éditorialiste confronte le discours xénophobe de l’extrême droite, faits et chiffres à l’appui. Dans un nouvel ouvrage à cet effet, elle reconstitue le récit de 11 Italiens issus de l’immigration.

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Karima Moual
Temps de lecture: 6'

L’écriture chevillée au corps, Karima Moual est aujourd’hui une éditorialiste, une journaliste et une autrice prolixe dans les plus grands titres nationaux en Italie. En plus d’être docteure en langues et civilisations orientales, elle est une figure des émissions politiques dans le pays. Ayant cultivé sa curiosité dès le plus jeune âge, elle apprend l’italien avec une grande rapidité, à travers les interactions sociales.

Avant de vivre en Italie, Karima Moual a passé en effet ses neuf premières années au Maroc. «Mon père a été le premier à migrer en Italie, à la fin des années 1970. Ma mère l’a rejoint, tout juste un an après ma naissance. Ils ont travaillé dur, afin de construire un avenir pour leurs petits», déclare-t-elle à Yabiladi. Dans sa ville natale, Casablanca, la dernière d’une fratrie de trois enfants grandit dans une maison familiale, entourée de la bienveillance de ses grands-parents et de ses oncles.

«Même si j’étais loin de mes parents, j’avais leur amour ainsi que celui de toute la famille élargie, qui était toujours là, avec mes deux frères. De ces années au Maroc, je garde encore le doux souvenir d’une très belle enfance où j’étais épanouie, j’allais à l’école, je jouais, je ne me sentais jamais seule. C’est d’ailleurs cette période-là de ma vie qui détermine aujourd’hui mon rapport à mon pays d’origine, à sa langue, sa culture et ses traditions.»

Karima Moual

Une fois que les parents ont stabilisé leur situation professionnelle en Italie, la petite famille est regroupée. Karima et ses frères grandissent dans la commune de Santhià, province de Vercelli (région de Piemonte). «Même après avoir quitté le Maroc, nos liens ne se sont jamais interrompus avec le pays. Mes parents ont toujours veillé à y voyager avec nous deux fois par an. Avec l’émergence des antennes paraboliques, nous pouvions regarder la Télévision nationale marocaine, en plus des chaînes arabes, ce qui m’a aidé à ne pas perdre la langue», se rappelle la journaliste.

Une visibilité de plus en plus dérangeante

Dans cette petite commune de 10 000 habitants au nord-ouest du pays, la famille Moual est la seule issue de l’immigration. En ce début des années 1990, Karima est donc la seule élève d’origine marocaine à l’école. Malgré cet environnement qui contraste avec sa ville natale, elle s’intègre sans difficultés, dans un système éducatif qui n’est pas encore été adapté à l’accueil des étrangers. «Il fallait fournir beaucoup d’efforts, mais j’y arrivais par moi-même. Je garde également de très bons souvenirs de mon enfance italienne. Je n’ai jamais été victime de racisme à ce moment-là», se rappelle-t-elle.

C’est à partir de son adolescence que Karima observe le changement des perceptions autour d’elle. Vers la fin des années 1990, la communauté immigrée s’élargit en Italie. Le sujet se politise dans les débats nationaux. Au lendemain du 11 Septembre, les questions de l’islam et du radicalisme religieux s’y greffent. «A 19 ans, je devais choisir mes études universitaires, tout en sachant que je n’étais pas comme mes pairs. J’avais deux bagages culturels et j’étais vue différemment, en tant que femme, musulmane, marocaine et d’origine arabe. Je me suis dit que ma double-culture devait être ma richesse et ma valeur ajoutée», souligne-t-elle. C’est ainsi que la journaliste rejoint l’Université La Sapienza de Rome, pour un cursus en langues et civilisations orientales.

Ce choix lui permet de se spécialiser dans les questions du monde arabe, des cultures et des politiques de la région, tout en acquérant une connaissance académique sur son propre héritage. «Au lendemain du 11 Septembre, la montée du racisme et de l’islamophobie a été particulièrement fulgurante. Mais face à cela, j’ai constaté qu’il n’y avait pas assez de voix pour porter des contre-arguments scientifiquement et méthodologiquement fondés, de façon à confronter le discours, les idées, les erreurs, les chiffres et les faits. J’ai donc eu la forte intuition que ma double appartenance serait elle-même la clé de voûte, mais qu’il fallait renforcer cet apport et ce potentiel en l’investissant dans le savoir», souligne Karima Moual.

Dès ses deux premières années d’études, Karima Moual se distingue de ses camarades de l’amphi. «Au sein même de l’université, j’ai rencontré une journaliste de La Repubblica. Elle m’a dit que son journal, le plus lu en Italie, cherchait des recrues issues de la deuxième génération de l’immigration pour proposer un contenu journalistique, dont les thématiques sont bien maîtrisées par les auteurs, dans une approche de diversité et de rigueur professionnelles», se rappelle-t-elle.

«Tout en étant encore étudiante, je me suis retrouvée à écrire dans un journal, alors que je n’imaginais pas une carrière dans le domaine… Je me projetais plutôt dans la recherche académique, ou dans l’enseignement. Mais ce bagage universitaire en lui-même m’a beaucoup apporté en tant que journaliste, jusqu’à devenir un élément distinctif pour mes écrits et mes contributions.»

Karima Moual

Confronter l’extrême droite à l’écrit et à l’écran

Des colonnes de l’un des titres fondateurs dans l’Histoire du journalisme en Italie, Karima Moual passe à la télévision en rejoignant TG1, les journaux télévisés de la principale chaîne publique Rai 1. Elle y tient une rubrique traitant des questions migratoires. Elle signe ensuite des articles pour Il Sole 24 Ore, le premier quotidien d’information économique et financière dans le pays. Cette fois-ci, elle aborde la migration dans ses dimensions socioéconomiques. Son doctorat en langues et civilisation orientales en poche, elle élargit le scope et publie des articles de fond, qui font la Une des médias.

Au même moment, Karima Moual se lance dans le reportage audiovisuel. Elle produit un premier documentaire sur le 11 Septembre, où elle donne la parole aux Américains d’origine arabe. Faisant son chemin doucement mais sûrement, elle devient éditorialiste pour La Stampa et pour La Repubblica, en plus d’être chroniqueuse à la télévision et intervenante dans les débats politiques. En 17 ans de carrière, elle s’est distinguée parmi les confrères issus de la diversité, devenant une figure très visible, écoutée et suivie par toutes les tendances.

Tout en récoltant le fruit de son labeur, de sa compétence et de son effort personnel, Karima Moual a commencé à avoir une visibilité dérangeante, au regard de l’extrême droite. Tantôt sur les réseaux sociaux, tantôt à la télévision, elle se fait attaquer à travers des commentaires négatifs, xénophobes ou racistes, qui la ramènent à ses origines ou à son parcours migratoire. «Ce sont des mouvances bien organisées, au point où j’ai précédemment reçu des menaces de mort. Je sais que ce sont mes idées et ma présence en elle-même qui leur pose problème. J’ai du répondant et je les confronte à des arguments scientifiques solides. C’est surtout cela qui dérange, mais c’est mon caractère !», nous confie la journaliste.

«Je ne peux pas laisser passer des discours dénigrants, voire haineux, qui mettent en doute la citoyenneté d’Italiens par le fait que ces derniers soient issus d’une double-culture. Je participe librement au débat politique en tant que journaliste italienne, qui s’est construite par son travail et celui de ses parents. Pourquoi devrais-je avoir moins à dire sur la chose publique par rapport à un concitoyen natif d’ici, alors que j’ai grandi ici ?»

Karima Moual

Humaniser les récits migratoires

Loin des attaques, la journaliste reste reconnaissante au soutien qu’elle reçoit de toute part et qui lui témoigne de son effort dans la déconstruction des idées reçues sur l’immigration, en Italie comme dans toute l’Europe. Pour elle, l’intérêt est de saper les contre-vérités véhiculées par la théorie du grand remplacement, remise en avant surtout dans le contexte électoral. A l’approche du scrutin européen, prévu en juin, Karima Moual rappelle notamment la richesse que peut permettre une politique d’intégration efficace, avec des retombées sociales, économiques, industrielles et culturelles conséquentes.

«La question de l’intégration est absente du débat actuel. On ne s’intéresse encore ni au principe constitutionnel, ni aux cinq millions de migrants en situation administrative régulière en Italie, qui participent à l’équilibre de la caisse sociale et des cotisations de retraite, dans un pays qui connaît un hiver démographique et où la contribution économique des étrangers représente désormais 10% du PIB», souligne la journaliste.

Afin de proposer un récit alternatif, Karima Moual a publié un opus, présenté au Maroc à l’occasion du Salon international de l’édition et du livre (SIEL 2024) à Rabat, dans le cadre de la programmation du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME). Intitulé «Il freddo in Africa e altre storie di un’Italia nata altrove» (Le froid en Afrique et autres histoires d’une Italie née ailleurs) aux éditions Luiss University Press, cet ouvrage est né du sentiment du devoir de l’autrice à confronter les représentations sur les migrants, associés à la criminalité, à la délinquance et au communautarisme. Pour cela, elle a regroupé 11 témoignages de citoyens italiens issus de la diversité. Chacun raconte son parcours singulier, incarnant une histoire de réussite.

«J’ai choisi d’y représenter des concitoyens aux bagages culturels différents, en fonction des double-nationalités que nous avons en Italie. On y découvre des personnes de familles chinoise, albanaise, polonaise, de pays d’Afrique dont le Maroc, du Moyen-Orient… Ces parcours illustrent aussi des repères chronologiques sur l’Histoire de l’immigration, des années 1970 à aujourd’hui.»

Karima Moual

En outre, cet ouvrage aborde «l’évolution des politiques, le regard sur l’ici et l’ailleurs…». «J’ai voulu surtout mettre en avant les entrepreneurs, qui participent au prestige du Made in Italy comme au développement économique de leurs pays d’origine», nous explique l’autrice. Pour elle, «c’est un livre sur le courage, le sacrifice, la persévérance, le rêve, l’audace et le travail par lequel se distinguent des femmes et des hommes, qui construisent l’Italie et savent d’où ils viennent».

Article modifié le 26/05/2024 à 00h03

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