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Grand Angle

Fikra #28 : Les résidences d’artistes au Maroc, lieux de créations mais gouffres financiers

Le ministère de la Culture ne peut miser sur ces établissements artistiques qui ne coûtent plus qu’ils ne rapportent. Faute de moyens, les collectivités locales s’inscrivent elles aussi dans cette même logique, alors que ces résidences pourraient impulser le tourisme local.

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Photo d'illustration / Ph. DR
Temps de lecture: 4'

Les résidences artistiques au Maroc dépérissent. Ce constat, formulé par Jean-François Clément, chercheur en sciences sociales et spécialiste de l’anthropologie marocaine, explique probablement – mais pas à lui seul – la précarité de la scène culturelle et artistique marocaine. Dans une étude sur «le développement des résidences d’artistes au Maroc» (revue Culture & Musées, 2018), le chercheur énumère les difficultés auxquelles ces structures sont confrontées, à commencer par l’inaction des autorités, en l’occurrence le ministère de la Culture, faute d’un budget suffisamment conséquent pour soutenir ces initiatives.

«Non pas que le ministère ne soit pas intéressé, mais il a un trop faible budget pour leur assurer un soutien financier. Il s’occupe déjà essentiellement des dépenses fixes, et ces résidences représenteraient pour lui d’importantes dépenses supplémentaires», nous dit Jean-François Clément. Il faut dire aussi que ces établissements coûtent plus qu’ils ne rapportent. «C’est là tout le problème : le retour sur investissement peut être très conséquent… mais on ne peut l’estimer à l’avance. Il faut parfois attendre vingt ans pour en récolter les fruits. On imagine mal des propriétaires de résidences artistiques mettre en vente dix, vingt ou trente œuvres d’un seul coup, au risque de faire chuter les prix puisque l’offre serait trop grande par rapport à la demande. Il faut donc attendre que la cote de l’artiste grimpe pendant cinq, dix ans… Or les résidences d’artistes au Maroc n’ont pas les reins suffisamment solides pour attendre si longtemps», ajoute Jean-François Clément.

Autre enjeu de taille pour le ministère de la Culture, outre le volet financier : la cohérence de la politique culturelle de ces structures avec les particularités de la société marocaine, alors même que nombre de résidences dépendent d’Etats étrangers, notamment celles de l’Institut français ou ayant des liens avec l’Institut Goethe. «Ce dernier [le ministère] doit tenir compte des rapports de force établis, par exemple, par les salafistes ou les islamistes partisans d’un art ''propre'' défini par le ministre des Affaires générales, Najib Boulif, comme ''moralement acceptable'', ce qui peut signifier qu’il est arbitrairement censurable», indique l’auteur dans son étude.

Des artistes exploités ?

Même à une plus petite échelle, au niveau des collectivités locales, le soutien fait cruellement défaut. «C’est une grosse différence avec l’Europe, où les résidences sont prises en charge par des collectivités locales qui espèrent par ce moyen se mettre en avant.» Les résidences d’artistes peuvent en effet donner un coup d’impulsion au tourisme local en mettant en avant les atouts d’une région, mais au Maroc, en l’absence de politiques de valorisation de l’image d’un territoire, cette option n’est pour l’heure ni exploitée, ni exploitable. «Les collectivités locales n’en ont tout simplement pas les moyens», observe Jean-François Clément.

Et les artistes, dans tout ça ? Rien ne sert de les presser de créer pour vendre vite car bien souvent, plus le délai de création est court, plus la valeur esthétique est faible : «Au passage, on observe que celles [les œuvres] qui ont été réalisées trop rapidement n’ont souvent pas une très grande valeur, ce qui fragilise les résidences qui ne proposent que des durées de séjour très courtes», souligne le chercheur dans l’étude.

Pas pressés, donc, mais parfois exploités, à en croire certains artistes qui dénoncent «une forme d’exploitation néocoloniale». «Certains gestionnaires ou propriétaires prélèvent 25% sur la vente de leurs œuvres. Les artistes ne lisent pas toujours les termes des contrats dans leur intégralité et, quand ils quittent la résidence, ont la désagréable impression d’avoir été floués, plus encore lorsqu’ils ont l’impression d’un écart tellement important entre la valeur qu’ils donnent à leur travail et celle qui leur est reconnue», explique Jean-François Clément.

Le terme néocolonial renvoie ici à une «forme d’exploitation ressentie par les travailleurs marocains par des instances et fondations étrangères, mais aussi marocaines, comme beaucoup de travailleurs se sont sentis floués durant l’époque coloniale». Les résidences, elles, jubilent : elles acquièrent ainsi à faible coût, et parfois en un rien de temps, des œuvres dont certaines auront une grande valeur dans dix ou vingt ans. «Les autres finiront malheureusement à la poubelle. Tout fonctionne sur les lois du marché de l’art», tranche l’anthropologue.

Des espaces de rencontres entre artistes marocains et étrangers

La plupart des résidences n’accueillent que quelques jours les artistes – pas plus de trois généralement – surtout lorsque le propriétaire offre le gîte et le couvert et les outils pour créer. La plus longue fut celle de Dar Al Ma’mûn, qui hébergeait des artistes pendant une année entière et projetait de mettre en place des résidences de trois ans, mais qui n’est aujourd’hui plus active, selon Jean-François Clément. «Certaines résidences payent en plus une petite somme quotidienne ou mensuelle permettant à l’artiste de vivre», précise-t-il. Dar Al Ma’mûn est même allée jusqu’à offrir à ses résidents une bourse de production de 5 000 dirhams. Au Maroc, le nombre total de ces résidences artistiques est monté jusqu’à 67, «pour la plupart situées en ville, bien que quelques-unes se trouvent à proximité de grands centres urbains, comme Le Jardin rouge ou Dâr al Ma’mûn non loin de Marrakech. Certaines s’implantent à la campagne, comme le Centre d’art contemporain d’Ifitry, d’autres en montagne ou dans les régions prédésertiques du Sahara».

«Ces résidences marocaines ne sont, à proprement parler, marocaines que pour une partie d’entre elles. Elles dépendent souvent de fondations étrangères ou de réseaux internationaux dont les finalités peuvent être de créer, dans une ou deux décennies, des musées à l’étranger témoignant de l’évolution de l’art marocain – ou plus généralement africain – au début du XXIe siècle.»

Jean-François Clément

Peuvent-elles être un relai pour exporter l’art marocain, le faire connaître sous d’autres cieux ? «Oui et non, répond l’anthropologue. Leur but n’est pas du tout d’exporter l’art marocain, mais les artistes marocains peuvent y rencontrer des créateurs étrangers ayant eux-mêmes leur propre résidence, à Londres ou Berlin par exemple, ou bien des curateurs ou responsables d’institutions et galeries étrangères. Ils ont ainsi la possibilité d’y être invités.» In fine, ces résidences restent donc avant tout des lieux d’échanges et de passerelle artistique entre le Maroc et l’Europe, plutôt que des mannes financières à proprement parler.

L'auteur

Jean-François Clément est chercheur en sciences sociales et spécialiste de l’anthropologie marocaine. Il a enseigné à la Faculté des Lettres de Rabat (1966-1969), puis à Nancy, au lycée Henri-Poincaré, à l’école d’architecture, au Centre européen universitaire et à l’Institut commercial (ICN).

Au Maroc, il a collaboré à divers projets du ministère de la Culture, notamment le Musée Mohammed VI de Rabat et l’Institut national supérieur de la musique et des arts chorégraphiques (INSMAC). Il a également travaillé en tant qu’expert de l’Unesco en prenant la direction de plusieurs rapports collectifs sur la musique, le chant et la danse au Maroc.

La revue

Culture et Musées est une revue trimestrielle qui publie des travaux de recherche sur les publics, les institutions et les médiations de la culture. Elle est considérée comme l’héritière de la revue Publics et Musées, première revue scientifique de muséologie en français.

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