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Grand Angle

Dans le Maroc rural, les stéréotypes freinent la féminisation du monde agricole

Pour la chercheuse franco-néerlandaise Lisa Bossenbroek, les activités agricoles sont encore empreintes de constructions socio-culturelles, à l’origine d’une inégalité de genre dans l’accès aux opportunités.

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Photo d'illustration. / DR
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A l’occasion de la 62e session de la Commission de la condition des femmes, en mars 2018, la ministre de la Famille, de la solidarité, de l’égalité et du développement social, Bassima Hakkaoui, n’était pas peu fière de présenter les dispositions que le Maroc avait adoptées en faveur des femmes, notamment rurales, pour promouvoir leur «autonomisation socio-économique».

Si les coopératives féminines ont effectivement donné un coup d’impulsion à l’auto-entreprenariat chez les femmes dans les milieux ruraux, leur autonomie n’a pas pour autant bénéficié de la même dynamique. «C’est une autonomisation à double tranchant», nuance auprès de Yabiladi Lisa Bossenbroek, chercheuse franco-néerlandaise rattachée à l’université Koblenz-Landau, en Allemagne, et auteure d’une thèse intitulée «Derrière le voile de la modernisation de l’agriculture : dynamiques de genre dans le développement rural», réalisée dans la plaine du Saïss (2016).

«Leur autonomisation est à nuancer : ces femmes ont certes une autonomie financière, mais leurs conditions de vie sont très rudes. Elles parlent de leur travail comme d’une corvée («tammara»), sont contraintes de se lever aux aurores pour trouver du travail sans toutefois avoir la certitude qu’elles en auront… D’autant que leur évolution sociale est très limitée : quand on est ouvrière, qu’est-ce qu’on peut espérer de plus ? Peu de choses, si ce n’est une meilleure vie pour ses enfants», nous dit-elle. De même, leur rémunération est souvent inférieure de 30 à 50% à celle de leurs collègues masculins.

Des cheffes de foyer

De ses rencontres avec ces femmes, la chercheuse dresse plusieurs profils : veuves, divorcées, mariées, célibataires. «Toutes en tout cas sont de véritables cheffes de foyer, y compris les femmes mariées qui cherchent à travailler en dehors du ménage, parce que leurs maris dilapident tout leur revenu ou refusent de travailler. Dans ce cas, ce sont bien elles les cheffes de famille ; ce sont elles qui ramènent le revenu principal pour subvenir aux besoins du foyer.» Il y a aussi celles pour qui le travail est la voie d’accès à leur propre pouvoir d’achat, indépendamment de leur conjoint.

D’après les chiffres communiqués en avril 2018 par Bassima Hakkaoui, les femmes contribuent à hauteur de 93% aux activités agricoles et d’élevage. Elles représentent 40% de la main-d’œuvre dans le domaine agricole. Plus de 5% des exploitations agricoles sont également gérées par des femmes. De là à parler d’une féminisation du monde rural, et en l’occurrence du travail agricole, il n’y a qu’un pas que Lisa Bossenbroek ne saurait franchir.

«Parler de féminisation du monde rural et agricole, c’est sous-entendre que la femme n’a pas toujours été là. Or elle y a toujours été très active. Le travail des femmes dans les régions rurales a toujours existé au Maroc, c’est un phénomène très ancien.»

Lisa Bossenbroek

Constructions socio-culturelles

Tendance plus récente en revanche, celle de la rémunération de ces travailleuses agricoles, recensée «au cours de ces trois-quatre dernières décennies». Dans certaines régions, comme celle de l’Anti-Atlas, la migration masculine vers les pôles urbains ou à l’étranger a, par la force des choses, mené à une féminisation plus marquée du travail agricole.

«Les femmes ont emboîté le pas aux hommes. Dans les régions dites à fort potentiel agricole et économique, comme le Gharb, le Souss ou la région de Berkane, on a redécouvert une féminisation de la main d’œuvre agricole. Les femmes sont très présentes dans le secteur agro-alimentaire, notamment l’emballage des produits alimentaires ou la transformation de fruits en confitures», nous explique la chercheuse.

Il faut dire aussi que certaines tâches sont plus fréquemment confiées aux femmes, comme le désherbage, certains hommes refusant de les faire et estimant que ces dernières ont la main plus verte, plus fine. «Ce sont des constructions socioculturelles qui définissent ce qu’est l’homme et la femme», traduit Lisa Bossenbroek.

Une analyse qu’elle relayait déjà en 2015 dans une étude sur «Les nouvelles modalités du travail agricole dans le Saïss au Maroc : l’émergence des inégalités identitaires entre l’ouvrier et l’ouvrière ?», corédigée avec les chercheurs Mostafa Errahj et Najoua El Alime : «Le travail à la tâche, perçu comme physiquement dur et nécessitant une certaine rapidité, est dans la majorité des cas réservé aux ouvriers. Les nouvelles opportunités de travail permanent reviennent surtout aux hommes, offrant une certaine sécurité financière et d’emploi (…) Ainsi, les compétences requises pour les nouveaux emplois demandent un certain savoir-faire, un goût et des connaissances techniques, une bonne résistance physique pour supporter de lourdes tâches, qualités et compétences attribuées plutôt aux hommes qu’aux femmes. On reconnaît aux ouvrières plus de patience et de souplesse. Perçues comme dociles, elles montrent plus de finesse et de précision dans le travail.»

Une hiérarchie socioculturelle qui conditionne l’accès des femmes à l’entreprenariat agricole. «Globalement, les professions agricoles sont considérées comme étant réservées aux hommes. En termes de possibilités socio-économiques, les femmes des milieux ruraux n’ont encore pas les mêmes opportunités que les hommes», conclut Lisa Bossenbroek.

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