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Interview  

«Aborder le féminisme en étant issue de l’immigration nous ramène à nos origines» [Interview]

Co-fondatrice de l’association Les Effronté-e-s en France, Fatima Ezzahra Benomar, native de Rabat, a été au cœur d’une série d’attaques sur les réseaux sociaux, jusqu’à la fin du Tour de France qui s’est terminé le week-end dernier. En cause, sa participation dans une action devant les locaux des organisateurs du tournois pour briser le silence sur les conditions de travail des hôtesses.

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Fatima Ezzahra Benomar, co-fondatrice de l'association Les Effronté-e-s / Source : L'Humanité
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Avez-vous travaillé longtemps sur la question des hôtesses du Tour de France ?

Même si ces attaques sont intervenues lorsque je me suis exprimée sur la question, je n’ai pas véritablement fait un travail de fond sur la situation des hôtesses du Tour de France. J’ai surtout répondu à une pétition lancée sur Change.org par deux féministes allemandes, qui ont organisé une action au départ du Tour de France à Berlin.

Faute d’une réponse des organisateurs, elles ont voulu se rendre au siège d’Amaury Sport Organisation à Paris. Comme elles ne parlent pas français, elles ont pris contact avec des féministes dans le pays et donc j’ai soutenu leur initiative, en organisant une action visuelle devant les locaux des organisateurs du tournois.

Depuis que vous avez fait parler des conditions de travail des hôtesses du Tour de France, vous faites l’objet d’une vague de cyberharcèlement. Pourtant, vous n’en êtes pas à votre première action relative aux droits des femmes…

En général, lorsqu’on s’engage dans la lutte féministe, d’autres personnes identifiées contre cela tentent de discréditer ce travail. Cette campagne a été agitée notamment par un élu d’extrême droite, par la fachosphère où plusieurs personnes sont contre le féminisme mais surtout contre l’immigration.

Si on voit leurs tweets, on se rend compte en effet qu’ils sont ancrés dans un mouvement politique d’extrême droite ou avec des idées proches. Ce sont les auteurs d’attaques extrêmement ciblées qui ont d’ailleurs visé mes origines plus que mon combat féministe.

Pensez-vous que l’on est doublement exposée à ces attaques en France lorsqu’on est issue de l’immigration ?

En ce moment en France, nous vivons une ambiance de plus en plus agressive et les résultats des dernières élections européennes l’ont d’ailleurs confirmé. L’immigration est un sujet qui anime grandement les débats publics et on présente les immigrés comme un danger qui guette le pays, notamment par rapport aux femmes voilées.

Dans ce sens, ma position a toujours été d’interroger un caractère sexiste du voile et du burkini, une certaine tradition de cacher le corps des femmes. En revanche, je considère que l’urgence féministe est de défendre les femmes voilées. Qu’elles construisent leur chemin d’émancipation, cela prend du temps, mais il est hors de question qu’elles soient stigmatisées, discriminées au travail et systématiquement attaquées.

Le fait que je sois une femme, issue de l’immigration et porteuse de cette position, intensifie les critiques à mon encontre, notamment en me considérant comme un cheval de Troie de l’islamisme. On instrumentalise beaucoup cela pour me diffamer en avançant que je sers un projet d’islamisation, ou du moins pour souligner une sorte d’incohérence.

Pourquoi les témoignages des hôtesses du Tour de France ont gêné à ce point ?

Dans des métiers comme ceux d’hôtesse ou même des concours de Miss France, il existe une forme d’omerta. Les femmes sont réduites à une attitude de femmes-objets, qui doivent sourire et ne pas aborder l’envers du décor.

On a vu cela avec les Miss France, qui n’ont commencé à en parler que dernièrement. Ce sont des cadres où il est difficile de libérer la parole et il existe tout un système qui tient à ce que l’on fasse perdurer ces traditions, parce que ça brasse beaucoup d’argent…

En effet, le premier rôle des hôtesses est de représenter des marques, des sponsors… Donc il y a des enjeux économique faisant que plusieurs gagnent à ce que ces femmes ne parlent pas, parce qu’on a besoin d’exploiter un côté physique de jeunes filles souriantes au service d’une image.

Nous assistons à plusieurs cas de cyberharcèlement de femmes en France, lorsque celles-ci dénoncent un sexisme ou une inégalité via les réseaux sociaux. Cette tendance devient systématique ?

C’est une tendance de plus en plus forte, oui, parce que les réseaux sociaux eux-mêmes gagnent en importance. Plusieurs personnes choisissent de s’informer dessus avant de consulter une autre source. C’est aussi un lieu où le sentiment d’impunité grandit, donnant lieu à ces pratiques.

Les attaques sont devenues telles qu’un collectif féministe contre le cyberharcèlement a été constitué. L’idée est de contrattaquer les raids et cette pluie de messages haineux, afin que les féministes ne s’exposent pas à un risque majeur lorsqu’elles s’expriment sur cet espace, où elles sont poussées parfois à se retirer, tellement elles subissent de pressions.

Dans le journalisme, l’affaire de la Ligue LOL nous rappelle encore une fois comment certains peuvent se servir, de manière souterraine, des réseaux sociaux pour impacter négativement l’image des femmes et même leurs carrières.

Dans le cadre de votre association, Les Effronté-e-s, vous travaillez sur un terrain large en termes de droits des femmes. Parlez-nous de vos actions.

Les Effronté-e-s est une association créée en 2012. Nous y abordons tous les thèmes liés à la question des droits des femmes. Nous travaillons sur trois pôles d’action, à travers des événements et des rencontres-débat sous forme de Caféministes que nous publions sur Internet. Nous éditons aussi notre journal, «La Cane», et nous avons créé le Féministival, qui a tenu sa troisième édition les 13 et 14 juillet dernier à travers une programmation pluridisciplinaire, afin de contribuer au débat à travers des idées.

Dans l’aspect militant de manifestations, nous organisons des actions coups de poing médiatique, en réaction à l’actualité, comme nous l’avons fait dernièrement contre une campagne publicitaire sexiste d’Yves Saint-Laurent, en occupant des magasins qui ont fini par retirer les affiches.

Le troisième pôle est celui de l’accompagnement des femmes victimes de violences dont nous recevons des courriers ou qui viennent directement nous solliciter pour un accompagnement, une protection ou une aide dans leurs démarches judiciaires.

Vous comptez entreprendre d’autres actions concernant le sexisme dans le milieu du sport ?

Nous avons fait cette première action pour attirer l’attention sur cette question dans le cadre du Tour de France. Les organisateurs ont choisi de ne répondre ni aux associations ni à la presse, la cérémonie s’est déroulée comme d’habitude. Mais avec Change.org, nous continuerons les pourparlers pour obtenir une rencontre avec les représentants d’Amaury Sport Organisation.

Malheureusement, le raid que j’ai subi a dirigé l’attention sur moi plus que sur la question de fond que nous avons voulu soulever, ce qui a profité aux organisateurs pour rester en retrait et ne pas se positionner, mais nous allons continuer à encourager la presse à donner la parole aux premières concernées, c’est-à-dire les hôtesses du Tour de France, et que le large public connaisse véritablement leurs attentes et, idéalement, remettre en cause leur statut. Je reste donc mobilisée sur ce dossier.

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