Alors que le Maroc s’apprête à recevoir le pape, le chef de l’Église catholique dans le monde, comme une consécration à sa politique d’ouverture religieuse, il est utile de relire «Migrations africaines et christianismes au Maroc. De la théologie des migrations à la théologie de la pluralité religieuse», publié par Sophie Bava, socio-anthropologue et chercheure à l’Université internationale de Rabat, en juillet 2016, dans les Cahiers d’Outre-Mer de la Revue de géographie de Bordeaux. Elle y raconte l’histoire de l’Institut Al Mowafaqa, qui offre une formation théologique chrétienne et œcuménique à Rabat depuis 2013, et dévoile, par là même, les enjeux politiques qui en sont à l’origine.
L’arrivée d’étudiants en provenance d’Afrique de l’Ouest, puis de migrants en partance pour l’Europe, a fait exploser le nombre de chrétiens au Maroc. Ils ont repeuplé les Eglises institutionnalisées, anciennes et autorisées que sont l’Église évangélique au Maroc (EEAM) et l’Église catholique, mais ils ont également créé de nombreuses «églises de maison». Informelles, elles relèvent de mouvements religieux variés et sont généralement fondées par un migrant charismatique devenu pasteur par la simple adhésion spontanée d’un groupe de fidèles.
«Mon église (évangélique, ndlr) a besoin de maturité et de formation théologique parce qu’on rencontre des gosses qui sont vraiment déracinés et sont devenus franchement fondamentalistes, en opposition avec tout ce qui est islam, tout ce qui est catholique, en opposition avec tout ; la terre entière presque… Et donc si je pouvais, je me disais, je ferais ici une formation théologique de qualité.»
Les responsables religieux de l’EEAM commencent ainsi, dès le début des années 2000, une réflexion autour de la formation des pasteurs. L’expulsion en 2010 de plusieurs pasteurs soupçonnés par le ministère de l’Intérieur de prosélytisme va l’accélérer.
«Plus d’une centaine de pasteurs ont été interpellés et expulsés du Maroc à la suite d’une première affaire mettant en cause seize éducateurs chrétiens, exerçant dans un orphelinat, The Village of Hope (le Village de l’Espérance) à Aïn Leuh dans le Moyen-Atlas, et qui ont été accusés de prosélytisme auprès des enfants recueillis. Cette série d’expulsions a été le point de départ d’une campagne de surveillance extrême des missionnaires étrangers.»
Des enjeux politiques sous-jacents à la formation des pasteurs de maisons
Pour protéger leurs églises institutionnelles d’une éventuelle réaction du ministère de l’Intérieur qui s’appliquerait à tous les chrétiens sans distinction et reprendre le contrôle sur les pasteurs indépendants des églises de maison, le pasteur Samuel Amédro, président de l’Église évangélique au Maroc (EEAM), et l’archevêque de Rabat, projettent la création d’un institut œcuménique de formation en 2011.
«En 2012, les deux Églises sont enthousiastes et un rendez-vous cordial, selon les principaux intéressés, est organisé avec le ministre des Habous et des Affaires islamiques, M. Ahmed Toufiq. Celui-ci, connu pour son ouverture et sa culture religieuse, universitaire et historien, soutiendra dès le départ les idées qui caractérisent ce projet. Il les accompagne dans leur première déclaration officielle, visant à informer le ministère et le Roi du Maroc de l’existence de l’institut.»
Cependant, ces lettres resteront sans réponse et en dépit de la bienveillance du ministère des Affaires islamiques, qui y trouve lui aussi l’occasion de contrôler les bouillonnantes églises évangéliques, Al Mowafaqa n’obtiendra jamais l’autorisation officielle d’exister. Cela ne l’empêchera pas d’ouvrir ses portes deux ans plus tard, en 2013. A l’époque, une partie de son conseil d’administration est toutefois réfractaire à l’idée – pourtant fondatrice - de former les pasteurs de maison. Samuel Amédro poursuit tout de même son projet. Le 12 février 2015, il organise un culte d’action de grâce pour remercier Dieu et le roi pour la régularisation des migrants.
«Demandez au seigneur de sauvegarder cette nation contre tous les périls, contre toute attaque satanique, contre toutes sortes de terreurs, Dieu ; bénis ce pays, bénis le roi de ce pays et son peuple.»
Les enjeux politiques sous-jacents à la formation des pasteurs de maisons apparaissent clairement. Au-delà de la crainte du prosélytisme, il s’agit d’éteindre chez eux toute velléité politique contestataire à l’égard des institutions marocaines et du roi. En 2017, la formation des pasteurs des églises de maison voit enfin le jour. Elle aborde les relations avec le voisinage, la société marocaine contemporaine, l’interprétation de la Bible, la compréhension de l’Islam, la valorisation de la place des femmes, la prédication et l’éthique et la déontologie des responsables de communauté. Chaque séance compte entre 40 et 50 hommes et femmes pasteurs, prophètes et prophétesses, désireux de venir se former.
«Cette initiative peut donc nous interroger sur la place que le Maroc accorde au christianisme, la confiance que le pays accorde à ces acteurs religieux en échange d’une charge première non officielle, celle de contrôler les différentes expressions religieuses dans le pays mais aussi de leur donner, même informellement, le mandat de les encadrer et de rassembler toutes les initiatives chrétiennes dispersées», conclut Sophie Bava.