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Le duo satirique Lahcen et Lhoucein parle de la Darija dans les manuels scolaires au Maroc

L’introduction de la darija dans les manuels scolaires au Maroc suscite un vif débat au sein de la société marocaine et en particulier dans sa sphère politique. Entre les défenseurs qui y voient une forme de reconquête culturelle et linguistique du pays et les pourfendeurs qui dénoncent la menace d’une atteinte portée aux valeurs spirituelles séculaires, d’autres préfèrent se saisir du sujet de manière fictive et dépassionnée. C’est à travers le dialogue satirique de deux personnages imaginaires et représentatifs de la société marocaine, extrait de son ouvrage «Ainsi parlaient Lahcen et Lhoucein», que Rachid Guerraoui aborde ce sujet polémique sur le registre de l’absurde. Il illustre ça et là son propos avec des exemples de politiques linguistiques adoptées par d’autres contrées.

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Photo tirée de la couverture du livre de Rachid Guerraoui / DR
Temps de lecture: 5'

Lahcen : «Tu te rends compte du pourcentage d'enfants marocains qui ne maitrisent aucune langue quand ils vont au collège ?
Lhoucein : c’est combien ?
Lahcen : 75%
Lhoucein : c’est énorme
Lahcen : en gros 2/3 des enfants qui entrent au collège sont quasiment analphabètes

Lhoucein : et tu vas encore me dire qu’il suffit de remplacer l’arabe classique par la darija, un vulgaire dialecte, pour tout régler ?
Lahcen : je n’ai jamais dit cela
Lhoucein : il me semblait
Lahcen : j’ai dit qu’il est nécessaire de réduire le fossé entre la langue parlée et la langue écrite
Lhoucein : le fossé n’est pas si grand que cela ; pas plus que dans les autres pays

Lahcen : pense à la phrase «réveille-toi, il faut aller travailler»; en français tu l’utilises aussi bien pour parler que pour écrire; même chose en allemand, en anglais, en russe ou en chinois
Lhoucein : tu parles russe et chinois ?
Lahcen : j’ai demandé à des amis russes et chinois
Lhoucein : et alors ?
Lahcen : fais le même exercice en arabe classique et en darija; traduis la phrase en arabe classique : «noud rah khassek temchi tekhdem»; tu verras le fossé

Lhoucein : supposons qu’il existe un fossé ; pour le réduire, il suffit de faire en sorte que les Marocains parlent mieux l’arabe classique
Lahcen : l’Histoire montre que cela ne marche jamais ; dans la plupart des pays développés aujourd’hui, la tendance a été de rapprocher la langue écrite de la langue parlée
Lhoucein : Il y a plein de gens qui pensent que c’est une mauvaise idée de faire cela chez nous
Lahcen : il y a plein de gens qui pensaient que la terre était plate
Lhoucein : tu es gonflé

Lahcen : il y a des gens qui ont peur de tout changement ; Il y a aussi des gens qui ont peur de perdre des privilèges intellectuels
Lhoucein : des privilèges intellectuels ?
Lahcen : le quartier latin à Paris s’appelle comme cela car c’était le quartier du savoir et il se dispensait en latin ; de nombreux érudits étaient contre le passage du latin au français car ils avaient peur de perdre leur pouvoir

Lhoucein : encore un truc des français
Lahcen : mais non ; en se démocratisant, toutes les grandes nations du monde ont rapproché leur langue écrite de l'oral : les russes, les scandinaves, les "latins", etc.
Lhoucein : quel est le rapport avec la démocratie ?
Lahcen : quand une élite veut continuer à garder un peuple dans l’ignorance, elle fait en sorte de ne pas être comprise ; au Maroc il y a l’élite francophone qui contrôle les sous et l’élite arabophone qui contrôle les croyances ; la majorité ne contrôle rien

Lhoucein : mais rapprocher l’arabe classique de la darija ne résoudra rien, en particulier pas les problèmes de l’éducation
Lahcen : mais cela résoudra un problème parmi d'autres ; c'est la différence entre condition nécessaire et condition suffisante
Lhoucein : il y a des enfants qui s’en sortent très bien dans le système actuel ; c’est une question de moyens
Lahcen : il y a des enfants exceptionnels qui pourraient apprendre l’arithmétique en langage des signes et des milieux favorisés dans lesquels les enfants sont tellement bien suivis qu’ils pourraient faire leur scolarité en ouzbek

Lhoucein : tu vois ?
Lahcen : je vois quoi ? Nous parlons ici de comment faire accéder la très grande majorité à l’alphabétisme : c’est à dire à lui permettre de comprendre ce qu’elle lit et d’écrire ce qu’elle comprend, en dépit de moyens limités
Lhoucein : avant l’arabisation, on disait que l’enseignement était bon ; personne ne parlait de rapprocher la langue écrite de la darija
Lahcen : l'arabisation, telle qu'elle a été conduite, fût une catastrophe ; mais avant l'arabisation, certes l'école publique était bonne, mais la majorité des Marocains n'y allaient pas ; la difficulté est l’éducation de masse

Lhoucein : il faut des gens compétents pour lancer ce débat ; pas n’importe qui
Lahcen : ce qui compte ce sont les idées, pas ceux qui les avancent
Lhoucein : l’arabe est la langue de nos ancêtres
Lahcen : nos ancêtres n’ont jamais parlé l’arabe classique

Lhoucein : je suis sûr que ces gens qui lancent des débats comme cela nous veulent du mal ; ils n’aiment pas notre nation ; ils n’aiment pas l’arabe
Lahcen : cela n'a rien à voir avec le fait d'aimer l'arabe qui est une belle langue ; il n'est pas question d'arrêter d'apprendre l'arabe classique et on ne parle pas ici de passer au japonais ; il faut arrêter avec cette «complotite»
Lhoucein : cette quoi ?
Lahcen : la «complotite» ; tout mettre sur le dos de l’étranger ; c’est un redoutable anesthésiant qui permet d'éviter de parler du fond même quand on le touche

Une des leçons en darija dans un manuel scolaire ayant fait polémiqueUne des leçons en darija dans un manuel scolaire ayant fait polémique

Lhoucein : mais tu te rends compte quand même ? La darija est un dialecte ; tu veux rapprocher l’arabe classique d’un dialecte ?
Lahcen : c’est quoi la différence entre une langue et un dialecte ?
Lhoucein : une langue c’est officiel
Lahcen : la différence est "juste" l'officialisation ; l’arabe aussi était un dialecte
Lhoucein : a3oudou billah ; comment ca ?
Lahcen : l’arabe était un dialecte de l’araméen ; comme l’hébreu 

Lhoucein : ce n’est pas la même chose ; et puis vers quelle darija il faudrait aller ? Celle d’Oujda ? Celle de Casa ?
Lahcen : quand un marocain du nord rencontre un marocain du sud, ils communiquent en darija ; parfois en français quand ils ont des sous ; mais jamais en arabe classique; il existe clairement un dénominateur commun de la darija compris par une très grande majorité de marocains
Lhoucein : la darija ne s’écrit pas
Lahcen : les gens l'écrivent tous les jours ; dans les réseaux sociaux par exemple, la plupart des jeunes écrivent en darija ; l’examen pour l'obtention du permis de conduire se fait en darija ; quand un épicier écrit à son fournisseur, il écrit en darija

Lhoucein : quand même ; la darija est une langue vulgaire que les gens utilisent dans la rue pour s’injurier
Lahcen : l’argument de la vulgarité traduit un mépris de beaucoup de marocains envers leurs semblables, voire envers une partie d’eux-mêmes ; aucune langue n'est intrinsèquement vulgaire ; ce sont les gens qui peuvent être vulgaires ; on peut être vulgaire en italien, en latin ou en arabe, tout comme on peut être raffiné en darija : il suffit d'écouter du melhoun
Lhoucein : j’aime beaucoup le melhoun

Lahcen : tu vois ?
Lhoucein : je ne vois rien du tout ; on ne peut quand même décider du jour au lendemain de remplacer l’arabe classique par la darija
Lahcen : personne ne parle de remplacement; il s’agirait de rapprocher progressivement l’arabe classique de la langue parlée d’une part ; et de l’autre, de faire en sorte que le premier contact des enfants avec l’écriture soit proche de la langue qu’ils parlent

Lhoucein : oui mais l’arabe classique est une langue sacrée ; c’est la langue du Coran ; on ne peut pas y toucher ; nous sommes musulmans
Lahcen : les indonésiens aussi ; les turcs aussi ; et pourtant ils ont fait en sorte que la langue qu’ils parlent soit très proche de la langue qu’ils écrivent
Lhoucein : justement ; ils ne touchent pas à l’arabe classique
Lahcen : alors il suffit de ne pas dire que l’on rapproche l’arabe classique de la darija, mais que l’on rapproche la darija de l’arabe classique, pour l’enseigner aux petits
Lhoucein : c’est mieux ; mais je refuse l'idée que l’on enseigne un jour la darija, même sous une forme structurée
Lahcen : et si au lieu de dire que l’on va enseigner la darija, on dit que l'on va enseigner l’arabe marocain ?
Lhoucein : je préfère
Lahcen: ok

Extrait du livre de Rachid GUERRAOUI, «Ainsi parlaient Lahcen et Lhoucein», Forgeraie Editions, sept 2016

Tribune

Rachid Guerraoui
Professeur d’Algorithmique et Directeur de la Chaire du Numérique au Collège de France
FATEM95
Date : le 06 septembre 2018 à 11h06
Très beau car derrière cet échange d'apparence populaire, le message envoyé est très fort. En réalité les marocains sont un peu perdus car ils mélangent plusieurs: - celui de l'alphabétisation où nous sommes très en retard - celui de l'identité - celui du développement (ou le sous-développement) Si on commence par le dernier, l'enseignement en est une des causes et l'arabisation des années 80 a été une faute monumentale. Il faut remarquer qu'aucun pays Arabe n'a décollé avec un système éducatif basé sur l'Arabe ce qui ne prouve pas que c'est la cause. ça ne peut pas être aujourd'hui la base de notre enseignement technique. Pour ce qui est de l'identité, l'Arabe classique pose problème, il est sans être dans cette identité. Pour moi c'est une composante (littéraire) sans plus. Il faut l'enseignement de base et la suite littéraire derrière mais pas la place qu'il a aujourd'hui. Notre identité c'est la Darija et dans une moindre mesure le berbère. Pour l'alphabétisation, c'est tout le système scolaire au delà de la langue choisie, mais aussi le déroulement de la maternelle et du primaire, c'est à dire des méthodes. Mais pas que, car il y a les moyens.
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