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Grand Angle

Khalid Benghrib : Danser avec la folie du Maroc [Magazine]

«Quand j’y repense aujourd’hui, je ne pense pas que les choses soient là comme ça. Dans la vie, il existe des points de rencontre avec soi même. On les prend ou non. Si on le fait, tout change.» Khalid Benghrib est aujourd’hui chorégraphe de la compagnie de danse contemporaine 2k_far, à Casablanca. Sa vie est extraordinaire, la suivre c’est comme rencontrer le héros de Slumdog Millionnaire : têtu, débrouillard et terriblement libre. C’est aussi participer aux premiers émois de la danse contemporaine en Europe. C’est toucher entrer dans la sensibilité d’un homme que le Maroc bouleverse.

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La stature et l’ampleur des gestes de Khalid Benghrib ne font aucun doute sur sa profession. Grand, les cheveux cendrés, le chorégraphe de la compagnie 2k_far, à Casablanca, raconte sa vie comme un roman. «J’appartiens à la génération de la dépression des années de plomb. J’avais trois alternatives : être voyou, flic ou fuir. J’ai fui, j’ai rencontré l’art». Né en 1966 dans une famille pauvre, dans la médina de Casablanca, rien ne le prédestinait à devenir danseur. Lorsqu’à 15 ou 16 ans, il découvre la danse classique par hasard, il n’a aucune hésitation. «Un jour, à l’heure du thé,

j’ai annoncé la nouvelle : je n’irai plus à l’école, je serai danseur». Sa décision est d’abord froidement accueillie par sa famille, mais il se lance à fond dans la danse. «Jusqu’ici tu faisais tous les métiers, mais aucun n’était le tien. Celui là, c’est le bon», lui confie dit finalement sa mère, le jour du spectacle de fin d’année de l’Ecole Zinoune où il s’est inscrit.

Ses prédispositions physiques et sa passion exclusive pour la danse convainc l’une de ses professeurs de danse, Corinne Amalou, de l’aider à obtenir son passeport pour poursuivre ses études de danse en France. Il part de Casablanca pour Paris en 1987, à 21 ans. «J’ai pris le «train des immigrés», un train où chacun se fait un chez soi avec quelques couvertures, un train où, les deux premières heures passées, plus aucune toilette ne fonctionne», se souvient Khalid, encore ébloui par sa propre aventure. De Paris, il part très vite pour le Conservatoire de la Rochelle. Collette Milner l’accueille et se prend d’affection pour ce jeune Marocain parvenu jusqu’à elle par la force d’une exigence intime. Il y passe deux ans avant d’entrer au Ballet classique de Paris.

 «J’ai tourné dans le monde entier. Je me demandais jusqu’où je pouvais aller avec un passeport marocain : il n’y avait pas de limite», souligne le chorégraphe. A l’époque la danse en Europe commençait à revendiquer le multiculturalisme. Khalid Benghrib, Marocain, la peau mate, très grand et les cheveux crépus, s’engouffre dans la brèche : «je n’avais pas le calibre d’un danseur étoile, mais tous les rôles de méchant je les avais ; c’était le deal». En deux ans, il prouve qu’il peut danser tout le répertoire classique et se tourne vers la danse contemporaine, alors en pleine effervescence.

«Je participais à une création avec une compagnie puis j’en changeais. A l’époque on ramenait le spirituel à la danse. L’image romantique du chorégraphe tout puissant se brise, on passe à des échanges entre artistes», raconte le danseur d’alors. Participant de ce mouvement, Khalid réalise en duo des «happening» dans la rue. Son travail le mène jusqu’en Suisse, à Lausanne, où le directeur du théâtre d’Annemasse, dans l’est de la France, le repère.

Commence alors un engagement citoyen concret, à travers la réhabilitation du théâtre de la ville, d’abord, puis en 2003 : Khalid Benghrib retourne à Casablanca. Son retour est provoqué par la rencontre entre un drame personnel et un drame historique : les attentats de 2003. Il décide d’organiser un atelier de sensibilisation à la danse ouvert à tous, à Sidi Othmane et Sidi Bernoussi. Petit à petit, une sélection s’opère naturellement. Les quelques personnes qui restent à la fin formeront la compagnie 2K-far.

Ce retour, cette partie de l’histoire, alors qu’il commence à décrire le contenu concret de ses pièces, prend un tour plus grave, plus intime et plus douloureux aussi. «Je hais le Maroc et les Marocains, jette-t-il abruptement, ils sont aussi une plateforme sans condition des inspirations au quotidien.» Khalid Benghrib raconte comment, au Maroc, il se trouve face à des scènes de «folie, là, au quotidien». A la terrasse d’un café, il a vu une femme et un homme se disputer et la femme, brusquement, relever sa djellaba. Elle est nue et lance à l’homme : «vas-y frappe !». L’artiste multiplie ainsi les anecdotes surprenantes des «microcosmes de liberté individuelle», dont certains pourraient s’amuser, mais qu’il semble, lui, ressentir de façon aigüe, comme des agressions. «Je vois des choses totalement incroyables qui ne peuvent que me nourrir», explique le chorégraphe.

Après une première pièce avec 2k_far, «la Smala», le chorégraphe est en train d’achever la réalisation de la deuxième, «Mounika Marrakchia toys». L’idée fut de développer le concept scientifique du pli et de le recevoir dans une réflexion sur la prostitution à Marrakech. La première se jouera à Nantes, mais rien n’est encore prévu au Maroc, faute de volonté politique pour faire place à l’art. Khalid Benghrib, même s’il a habité à Casablanca pendant le temps de la réalisation de la pièce, assure que sa maison est à Paris : «tant que l’Etat ne prend pas ses responsabilités, je ne suis que de passage.»

Ce portrait a été précédemment publié dans Yabiladi Mag no 6 (avril 2011).

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