Menu

Grand Angle

Stratégies nationales : Qui décide vraiment ? 2/3 [Dossier]

La totalité des stratégies nationales - et désormais régionales - du Maroc sont conçues par des cabinets de conseil [Lire article 1/3]. Dans ce contexte, le gouvernement est-il encore vraiment l’auteur de ses plus grandes décisions politiques ? Comment consultants et ministères se partagent-ils les responsabilités ? Si c’est bien au ministère que revient la décision finale, il ne fait que trancher entre les différentes options offertes par le cabinet de conseil.

Publié
Au Maroc, la totalité des stratégies nationales - et désormais régionales - sont conçues par des cabinets de conseil. / DR
Temps de lecture: 4'

« Quand j’ai présenté les points sur lesquels je trouvais l’étude X* faible, le directeur de l’organisme public était totalement d’accord avec moi. Il avait pourtant eu l’occasion d’exprimer des objections lors des différentes réunions du comité directeur pendant lesquelles les consultants de X présentaient leurs résultats à chaque grande étape, mais il ne l’a visiblement pas fait, comme s’il n’avait pas osé », se rappelle Mohamed B., consultant freelance à Rabat. Aujourd’hui, au Maroc, les stratégies nationales et de plus en plus souvent régionales sont systématiquement confiées à des cabinets de conseil en stratégie.

«Les cabinets internationaux de renom savent packager à la perfection leurs études. Grâce au rouleau compresseur de leur démarche ­- 1 500 à 2 000 slides Power Point - un cabinet peut très bien bluffer tout le monde, explique Anne-Claire Gonin, consultante freelance en management. Le métalangage de l’expert - P2I, cluster, capillarité, choc de visibilité, flagship, rationnel social et économique, benchmark, road map - permet de complexifier le discours et de renforcer le rôle d’icône des consultants et donc leur ascendant sur le commanditaire public. Un ascendant presque néocolonial»

«La souveraineté des élus est ainsi déléguée»

Ce qui est vrai pour les majors américains, l’est moins pour les cabinets marocains. «Le consultant star, ça existait il y a 30 ans, assure au contraire Choukry Maghnouj, président du cabinet marocain Arsen Consulting et de l’Association marocaine du conseil en management. Aujourd’hui, on est beaucoup plus dans une logique participative avec une volonté des donneurs d’ordre de s’impliquer, de s’approprier le rendu. » La collaboration des consultants et du ministère est prédéfinie dans le cahier des charges.

«En général, une première réunion est organisée entre le ministère et les consultants pour leur permettre d’évaluer les besoins du premier. Un questionnaire est ensuite envoyé aux membres du ministère, mais à aucun moment le ministre ou ses collaborateurs ne font de propositions. Elles sont toutes faites par le cabinet de conseil. La souveraineté des élus est ainsi déléguée à des cabinets extérieurs. Souvent, les ministres n’ont d’ailleurs pas les compétences nécessaires pour exprimer clairement ce qu’ils veulent», estime Rachid Achahi, économiste et chercheur indépendant, lui-même ex-consultant.

«Ailleurs, les politiques sont faites par les hommes politiques élus, chez nous, c’est l’inverse qui se produit. Les élus au lieu d’avoir une réflexion demandent aux cabinets de conseil de leur écrire leur politique », regrette Omar Balafrej, directeur général du Technopark et leader du mouvement politique de gauche «Clarté Ambition Courage».

« Frustrant car ces choix stratégiques ne sont pas les nôtres»

« Les politiques publiques ne sont pas définies par les cabinets de conseil, tranche au contraire Choukry Maghnouj. Le cabinet développe plusieurs scénarios et argumente chacun, mais c’est le donneur d’ordre qui tranche. » C’est même assez «frustrant car ces choix stratégiques ne sont pas forcément ceux que l’on aurait fait. Parité, culture… certains enjeux nous dépassent », ajoute Albert C., membre d’un cabinet marocain. L’appropriation par les pouvoirs publics des stratégies imaginées par leurs conseils est essentielle à leur bonne mise en œuvre. Le fait qu’elle soit une condition au succès montre qu’elle n’est pas acquise par avance.

Au matin du 10 septembre 2014, c’est le cabinet de conseil marocain Capital Consulting qui a ainsi présenté lui-même en public, pour la première fois, la Stratégie d’immigration et d’asile qu’il a conçu pour le ministère des MRE et des Affaires de la migration. Il énumère alors 11 programmes d’actions, 27 objectifs spécifiques et 81 actions et projets.

Les 11 programmes et 81 actions

«Nous sortions d’une phase de validation assez intense, nous étions peut-être un peu plus à l’aise avec les détails. C’est pour cela que nous avons présenté l’étude», nous a expliqué Othman El Yaalaoui, directeur général de Capital Consulting, l’an dernier. Au contraire, le ministère des MRE a été l’un des ministères dont j’ai perçu le plus d’implication. Ses cadres ont été très exigeants sur le contenu ».

Pourtant, par la suite, le ministère n’aura de cesse, pour présenter cette stratégie, de citer comme un mantra « les 11 programmes et 81 actions », comme si son contenu lui était resté opaque. Depuis, la mise œuvre a toutefois bien commencé par l’ouverture de droits et services jusqu’alors restreints aux nationaux et au financement d’actions déléguées aux associations.

Le passage à la mise en œuvre est par nature délicat : il faut franchir le cap entre les moyens, les connaissances et méconnaissances du cabinet, et les moyens du ministère, la réalité complexe du secteur et le microcosme de l’administration. «Ces stratégies se situent à une échelle largement macro qui effleure seulement l’échelon projet. Et pour cause, les consultants n’ont aucune obligation de résultat sur la mise en œuvre, mais uniquement sur la livraison de leurs recommandations», explique Anne-Claire Gonin.

Personne ne se retourne contre les consultants

«Ce sont toutes les limites de l’expert qui n’a pas de pouvoir d’engagement. Concrètement, toute la difficulté de l’opérationnalisation d’une stratégie consiste à mettre face à face le financement, avec l’opérateur précis qui sera chargé d’un aspect. Le cabinet de conseil, souvent, est censé le faire, mais il n’est clairement pas le mieux placé car ce n’est pas lui qui va piloter la réalisation», analyse-t-elle.

Et si la stratégie mise en œuvre tant bien que mal est finalement un échec ? Conçu par McKinsey, le Plan Azur commandité en 2001 par Adil Douiri, alors ministre du Tourisme et le Plan d’Emergence industrielle, commandité en 2009 par Ahmed Reda Chami, ministre de l’Industrie, du commerce et des nouvelles technologies, n’ont, par exemple, par rempli leurs objectifs. Dans ce cas, quand le gouvernement n’escamote pas les échecs, des explications sont données, des coupables sont même parfois désignés, mais personne ne se retourne jamais contre les consultants.

*Etude réalisée en 2015 pour une organisation locale marocaine par l’un des principaux cabinets de conseil internationaux installé au Maroc.

Soyez le premier à donner votre avis...
Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com