Y aura-t-il une «exception marocaine» ? La révolution du papillon dans le monde arabe s'arrêtera-t-elle aux portes du Royaume ?
«Objectivement, le Maroc a les moyens de gérer une contestation sociale», estime Mohamed Tozy, chercheur du Laboratoire Méditerranéen de sociologie de l'université d'Aix-en-Provence. Les réformes entamées depuis le début du nouveau millénaire illustrent une capacité de répondre à des demandes sociales. D'autre part, une certaine pluralité dans le système politique permet une plus grande compétition d'idées et d'intérêts qu'en Tunisie sous Ben Ali ou encore en Egypte sous Moubarak. S'ajoute à cela une «expérience dans la gestion de manifestations», ce qui fait dire au politologue que le Royaume a une «marge» qui lui permettrait de répondre efficacement à d'éventuelles contestations.
Mais d'un autre côté, le Maroc a «les mêmes structures démographiques, mêmes demandes des jeunes sur le marché du travail» qu'en Tunisie par exemple, explique le chercheur. La corruption sévit au Maroc comme elle sévit en Tunisie et en Egypte; d'ailleurs, l'indice de perception de la corruption 2010 de Transparency International, classait le Maroc (85e) entre la Tunisie (59e) et l'Egypte (98e).
Par ailleurs, l'insatisfaction avec la politique marocaine est grande. Les syndicats et partis politiques n'ont pas une base sociale très importante au Maroc, le niveau élevé d'abstentions aux dernières élections législatives l'illustre. Et ils sont surtout détachés de la jeunesse marocaine. «Il y a un vrai problème de gouvernance et cela peut provoquer des expressions de contestation populaires aussi violentes que ce qu'on a vu en Tunisie», estime ainsi M. Tozy. En cela, il n'y a pas lieu de parler «d'exception marocaine».
De plus, le politologue insiste sur le fait qu'une contestation ne se base pas seulement sur des réalités objectives. Nombreux sont les facteurs subjectifs qui poussent des personnes à manifester. Pour cela, il est important de connaître la situation de ceux et celles qui seraient à même de descendre dans la rue. Et dans ce sens, le chercheur estime que la contestation dont le principal vecteur sont pour le moment Facebook et des vidéos Youtube, est surtout l'expression d'une «nouvelle classe moyenne»
Une nouvelle classe moyenne, axée sur internet
Cette classe moyenne, on ne doit pas la considérer de manière «classique» et purement économique. Considéré ainsi, elle serait négligeable, car avec une grande disparité de revenus au Maroc, la frange de personnes aux revenus intermédiaires reste très limitée. Mais Tozy considère cette classe moyenne plutôt par un accès individualisé à l'information, surtout à travers internet. Plusieurs millions de Marocains entrent ainsi dans le cadre de l'analyse, pour la plupart des jeunes.
Le chercheur explique cette redéfinition par le fait qu'internet, outre son rôle de source d'information, rend possible une nouvelle forme d'expression et de mobilisation. Les réseaux sociaux, forums et surtout Facebook, peuvent «regrouper des intérêts individuels très variés», explique Tozy.
La mobilisation Facebook est bien réelle en ce moment. Les internautes marocains avaient déjà les yeux rivés sur l'Egypte et la Tunisie, ils suivaient de près toutes discussions en ligne en lien avec ces deux révoltes. Aujourd'hui, plusieurs groupes Facebook appellent à manifester pour des réformes politiques le 20 février au Maroc. Plusieurs vidéos appelant les Marocains à descendre dans la rue circulent également sur internet. Le mouvement des jeunes du 20 février s'est créé.
Dans ce contexte, les différences objectives entre le Maroc et ses pays voisins, mentionnées ci-dessus, peuvent se voir relayées au second plan. Car comme l'explique Mohamed Tozy, «ces nouvelles formes de mobilisation peuvent se greffer sur de nombreuses réalités sociales». En d'autres termes, il peut y avoir une forte mobilisation sans qu'il n'y ait par exemple un seul ennemi désigné, comme c'était le cas en Tunisie avec Ben Ali et en Egypte avec Moubarak. La mauvaise gouvernance et la concentration du pouvoir politique au Maroc peuvent devenir l'élément fédérateur pour mobiliser la population.
Ainsi, au lieu de se prononcer sur une éventuelle exception marocaine, le chercheur conseille d'attendre dimanche 20 février. C'est à ce jour que l'on aura une première idée de l'envergure de la contestation au Maroc.
Cet article a été précédemment publié dans le numéro 4 de Yabiladi Mag (février 2011), p. 26-27.