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Grand Angle

Diaspo #328 : Abdelmajid Mehdi, un artiste atypique de la rue au Palais de Tokyo

Natif de Taza en 1950, Abdelmajid Mehdi vivra un premier bouleversement en quittant le Maroc, à l’âge de 20 ans, pour travailler comme ouvrier en France. De l’autre côté de la Méditerranée, les choses ne se passent pas comme prévu et depuis 1996, il n’est plus retourné au pays natal. Commence une descente aux enfers, qui mènera le désormais artiste et architecte à vivre dans la rue, de 2007 à 2022. Du 16 février au 30 juin 2024, ses œuvres sont exposées au Palais de Tokyo.

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Abdelmajid Mehdi
Temps de lecture: 4'

Au Palais de Tokyo à Paris, l’exposition «Signal» de Mohamed Bourouissa donne à voir les travaux de ce dernier, mais aussi ceux d’autres créateurs, aimablement invités par l’artiste franco-algérien. Du 16 février au 30 juin 2024, les murs de ce temple de l’art contemporain deviennent ainsi une œuvre collective, dans laquelle l’artiste marocain Abdelmajid Mehdi a toute sa place. Vues de loin, les créations de cet architecte de formation hors les murs sont décrites par certains spécialistes comme relevant de l’art brut. Mais à y voir de plus près, elles s’avèrent bien plus complexes, voire inclassables de par leur ingéniosité. Leur auteur dit s’inscrire dans une démarche d’art conceptuel, alliant diverses disciplines réflexives, entre architecture, pensée, calcul et mathématiques, entre concret et scientifique, le tout teinté de mystique.

Désormais mis en avant au Palais de Tokyo, le natif de Taza a d’ailleurs trouvé sa meilleure sublimation dans l’expression artistique, dans la lecture et l’éveil spirituel, depuis le temps qu’il s’est trouvé sans abris, entre 2007 et 2022. Grâce à son talent pour le dessin, révélé précocement à l’âge de 7 ans, Abdelmajid Mehdi a puisé dans sa force intérieure pour «construire [son] avenir», nous dit-il. La nuit, il dort dans sa petite voiture citadine. Le jour, il se consacre à la lecture et au dessin dans les bibliothèques, en se projetant vers ce qu’il deviendra après avoir trouvé un logement.

Tout commence en France en 1970. Après sa scolarité dans la ville natale, Abdelmajid Mehdi quitte le Maroc à l’âge de 20 ans, pour travailler en tant qu’ouvrier dans l’industrie automobile. «On nous a promis la profession. Mais malheureusement à notre arrivée, mes camarades et moi avons été envoyés au Nord, dans une usine de chiffon. Refusant d’y être affectés, nous sommes retournés à Paris pour trouver un autre emploi. Après quoi, nous sommes partis en Normandie pour travailler dans une usine de contreplaqué et de PVC», se souvient l’artiste, qui aura multiplié les boulots, contre vents et marrées. L’exclusion attendant la précarité au tournant, sa vie bascule rapidement vers la pauvreté, jusqu’à ce qu’il n’ait plus les moyens de se payer un loyer.

Abdelmajid Mehdi et Mohamed BourouissaAbdelmajid Mehdi et Mohamed Bourouissa

Entre temps, l’artiste perd ses attaches familiales au pays d’origine, ce qui précipite «la mort sociale».

Dessiner et s’instruire pour se reconstruire un futur

A Poitiers, Abdelmajid Mehdi est d’abord recueilli par des prêtres, qui lui offrent un toit. Mais quatre ans plus tard, il est rejeté à la rue. Il repart à Paris, sillonne l’Île-De-France, puis il se déplace de Clichy vers Vitry. Pendant toutes ces décennies, les liens familiaux s’estompent de plus en plus.

«Mon père était arrivé en France en 1963 déjà, mais il préparait son retour au Maroc, lorsque je partais à mon tour. Il s’est réinstallé au pays d’origine en 1971, puis il est mort vers 1985. Pour être resté dans l’Hexagone, je ne l’avais pas vu avant son décès. Par la suite, je n’ai pas assisté à la mort de ma mère. Tous mes proches sont restés au Maroc, ma sœur et un frère sont partis aussi, puis je me suis trouvé isolé à l’étranger, étant l’aîné de trois frères. Depuis 1996, je ne suis donc plus rentré au Maroc.»

Abdelmajid Mehdi

Même au plus bas de l’échelle, Abdelmajid Mehdi s’inscrit dans une démarche de recherche. En 2007, ses créations sont déjà repérées par des acteurs culturels. Deux expositions auront lieu depuis, l’une au LaM, Villeneuve-d’Ascq, et l’autre au Centre national de l’étude spatiale à Paris, en 2008. «J’ai la curiosité dans le sang, avec un engouement particulier pour la lecture, notamment les journaux pour rester informé sur ce qui se passe dans le monde. Pour moi, l’information fait partie des rituels quotidiens, comme manger et boire. Et dans ces journaux, il y a eu notamment des nouvelles sur les expositions, des articles culturels et beaucoup d’autres choses», confie l’artiste. «Je me suis formé de cette manière : dans ma voiture, je dessinais ; dans la bibliothèque, je dessinais», souligne-t-il.

Sur cette même période, Abdelmajid Mehdi nous confie que depuis une dizaine d’années, malgré les attaches perdues avec la mère patrie, il s’est attelé à la conception de «projets architecturaux futuristes pour le Maroc, avec l’espoir de trouver un jour des relations avec le gouvernement ou le Palais royal pour les faire parvenir au pays, étant donné que ce sont des œuvres inédites» qui méritent d’être montrées. Avant d’avoir cette opportunité qui sera la consécration de toute une vie, l’artiste veille en revanche à ne pas diffuser largement ses travaux en dehors des contextes définis à cet effet, ayant été victime de vol de ses créations sur plusieurs années. Précédemment, nombre de ses dessins ont été présentés sous les noms d’autres personnes ayant prétendu en être les auteurs.

Des repères de la mère patrie pour ne pas sombrer

C’est aussi et surtout en entretenant sa mémoire avec les repères de son enfance et d’une partie de sa jeunesse passées au Maroc qu’Abdelmajid Mehdi n’a pas sombré, malgré quinze ans de vie à la rue. «Quand on dort plié dans une petite voiture, on continue de trouver l’énergie créatrice pour faire des œuvres d’art, des dessins, étudier, alimenter ses connaissances et son esprit créatif. J’ai puisé la mienne dans la spiritualité, la religion, la foi et la volonté, qui est le moteur des actions», nous confie l’artiste. Il se souvient avoir renforcé sa spiritualité, particulièrement entre ses 16 et 20 ans à Taza, en accompagnant des fratries religieuses après la prière du petit matin vers des saints patrons, dits «wali allah» (amis de dieu).

«J’ai appris le coran à travers ces fratries, lors des récitations en groupe. Maintenant, je travaille aussi mes œuvres d’art en m’inspirant du coran. J’y explique la relation mystique entre l’être humain, le divin et l’univers. Je dois dire que dieu ne m’a pas abandonné. Il m’a insufflé cet esprit de questionner l’au-delà et d’imaginer comment l’homme se déplace par l’âme, en abandonnant son corps ici-bas dans la terre.»

Abdelmajid Mehdi

Finalement, son espoir en l’avenir et les rencontres salvatrices que lui offre la vie l’auront aidé à sortir du gouffre, petit à petit. Abdelmajid Mehdi a initialement quitté sa voiture citadine pour une caravane, offerte par des voisins. Parmi les belles amitiés tissées au fil de la solidarité, celle avec Shérazade, une de ses connaissances amicales les plus proches. Elle lui permet de franchir un nouveau cap et de ne plus rester à la rue. Avec l’aide de la jeune femme et de plusieurs bonnes volontés, il bénéficie d’un toit, depuis décembre 2022.

Pour l’artiste, une éventuelle exposition au Maroc serait un bon retournement de l’histoire, lui qui a déjà exposé à Taza, du haut de ses 16 ans. «Si je pouvais avoir de bonnes relations au Maroc, je pourrais revenir, avec des cartons sous les bras…», nous dit-il.

Article modifié le 03/03/2024 à 12h31

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