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Interview  

FIFM 2023 : Dans «Bye Bye Tiberias», Lina Soualem raconte la Palestine de sa famille [Interview]

En compétition officielle de la 20e édition du Festival international du film de Marrakech (FIFM), le documentaire «Bye Bye Tiberias» a fait sensation de manière émouvante. Lina Soualem porte à l’écran le récit très personnel de la famille de sa mère, l’actrice palestinienne Hiam Abbass. A travers cette histoire intime, imagée avec empathie et sans voyeurisme, la réalisatrice franco-algéro-palestinienne recompose les éléments d’un destin commun à toute une population, celle de la Palestine avec sa diaspora.

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Lina Soualem et sa mère Hiam Abbass / Ph. FIFM
Temps de lecture: 6'

L’histoire familiale finit-elle par croiser la grande Histoire ? C’est autour de cette réflexion que le documentaire «Bye Bye Tiberias» articule poétiquement et intimement un récit intergénérationnel, que la réalisatrice Lina Soualem reconstitue mot par mot, image par image. Avec une grande émotion, la cinéaste et sa mère, l’actrice Hiam Abbass, ont présenté cette œuvre en compétition officielle du 20e Festival international du film de Marrakech (FIFM 2023), qui se tient du 24 novembre au 2 décembre. Après une brillante participation aux Ateliers de l’Atlas, où le film a été développé, la documentariste franco-algéro-palestinienne a été primée pour son travail, lors de différents rendez-vous cinématographiques à travers le monde. L’œuvre, harmonieusement et humainement poignante, fait ainsi son retour là où le processus créatif a pris forme, marquant par la même occasion la première projection régionale de cet opus.

Dans son entretien avec Yabiladi, Lina Soualem revient essentiellement sur le hors-champs qui a défini le cadre imagé de son film, à savoir les démarches méticuleuses de documentation, de recherche, d’écriture et de collaboration artistique. En entreprenant ce travail de fourmis, l’équipe a opéré une complémentarité agissante pour raconter, de la manière la plus complète, les stigmates du déplacement de la famille maternelle depuis le village de Deir Hanna, sur les collines de la Basse Galilée, sur fond d’occupation britannique, puis de Nakba en 1948 et d’occupation israélienne. Dans ce contexte, la réalisatrice prend un parti pris : celui de réhumaniser le récit personnel, qui permet de redonner la parole à celles et ceux qui veulent raconter leur propre destin, sur le ton de l’histoire individuelle trouvant son écho dans celles des autres.

«Bye Bye Tiberias» résonne comme une reconstitution des éléments d’un vécu à la fois individuel et collectif brisé. Vous le faites dans un esprit d’harmonie et de communion, plutôt que dans la colère. Que vous inspire le récit familial dans la narration de vos documentaires ?

Ce film est en effet une forme de continuation de mon premier documentaire, «Leur Algérie», où j’ai filmé mes grands-parents paternels algériens à travers des histoires personnelles, permettant de raconter l’Histoire collective. En effet, je suis convaincue que nos histoires individuelles sont liées au contexte global où elles se déroulent. Tout ce que je sais sur l’histoire de ma famille, je le sais à travers la mémoire collective. On ne peut pas y échapper, car cette dernière influence et marque toute la transmission qui peut s’opérer, ou ne pas s’opérer d’ailleurs.

Je le dis dans le film «Bye Bye Tiberias» : quand je pense à ma grand-mère maternelle, je réalise que tout ce que je sais à propos d’elle commence en 1948, comme si son histoire ne commençait qu’à partir de cette date-là, alors que non. Cette date a impacté les décisions qui ont défini le reste de sa vie, ainsi que ce qui est advenu de l’histoire familiale, comment la mémoire de celle-ci a été dispersée, comment ses membres ont été séparés, comment aussi plusieurs générations de femmes ont essayé de trouver les moyens de s’exprimer en tant que personnes, d’avoir des rêves et de les réaliser.

Pour moi, l’intime et le collectif se croisent toujours, à un moment de la grande Histoire. Cela fait partie de mon histoire de famille, paternelle de l’Algérie et maternelle de la Palestine.

C’est un récit personnel où l’on se déplace beaucoup, entre Paris et Deir Hanna, et vice versa. Comment l’écriture entre l’ici et l’ailleurs influence votre démarche documentaire ?

Je me sens davantage influencée par les histoires de familles, les récits personnels, qui sont eux liés à des lieux, des endroits et des espaces englobant cette mémoire, d’une certaine manière. Ayant fait des études en Histoire et en sciences politiques, je m’intéresse beaucoup aussi à la manière dont des contextes politiques et historiques donnés affectent la transmission dans sa dimension la plus intime. Pour moi, les films qui ont eu une grande influence sur mon processus de conception documentaire sont ceux qui nous permettent de créer une connexion avec des récits personnels, lesquels nous renseignent beaucoup sur des lieux, avec en même temps beaucoup de poésie et un peu d’humour, étant donné que dans toutes les familles, il existe des contradictions, des complexités.

C’est ce que je trouve le plus intéressant dans ce que peut raconter un documentaire. C’est pour cela que j’ai réellement veillé à ce que les femmes, dans «Bye Bye Tiberias», puissent exister dans toute leur complexité. Je trouve que chacune d’elles a un parcours atypique. J’ai souhaité leur rendre tout cela, leur poésie, leur force, d’autant que dans beaucoup de médias mainstream et dans l’industrie du divertissement, les Palestiniens sont souvent stigmatisés, déshumanisés. Les femmes, dans ce contexte, sont souvent représentées de manière binaire. Soit elles sont traditionnelles et très conservatrices, soit elles sont constamment assignées aux rebelles anticonformistes, seules contre tous, comme si nous ne pouvions pas être un peu de ceci et de cela, prendre quelque chose de chaque élément qui peut façonner la mosaïque de l’être que nous sommes.

Nous pouvons garder certaines traditions, nous libérer d’autres, être très proches de nos familles, même si nous avons eu des tensions ou des trajectoires de vie différentes. C’est cette complexité qui est refusée aux Palestiniens, comme s’ils ne peuvent pas la vivre comme tous les autres êtres humains par essence, avec leurs contrastes. C’est ce que je trouve le plus intéressant dans le cinéma mondial en général et dans tous les personnages de films que nous regardons et qui nous interpellent, justement, sur la complexité de l’humain. C’est pourquoi, il m’a semblé primordial de laisser exister toutes ces facettes-là des personnes que je filme.

D’une part, il y a cette narration à travers les yeux de votre famille. De l’autre, vous mettez beaucoup d’éléments d’archives, notamment les images anciennes qui documentent l’occupation britannique, puis la mise en place d’Israël. Effectuer cet assemblage a dû être le fruit d’un long travail à part entière…

Tout à fait. Faire ce film a duré six ans. J’ai travaillé avec des personnes qui nous connaissent : la scénariste palestino-libano-française Nadine Naous, ainsi que la monteuse franco-libanaise Gladys Joujou, qui connaît également ma mère avec qui elle a collaboré aussi. Nadine a déjà été au village de Deir Hanna. Elle a rencontré mes tantes. Elle connaît les histoires des familles palestiniennes déplacées. Gladys a fait le montage de mon premier film documentaire. J’ai eu besoin de travailler avec elles, également parce que leur regard m’a permis d’avoir une certaine distance par rapport à ce qu’il faut garder ou non dans le film. En tant que réalisateurs, il nous est parfois difficile d’avoir du recul par rapport à ce que nous faisons, lorsqu’on est pleinement dans le processus créatif. Il est donc important de s’entourer de ces personnes qui peuvent nous conseiller, pace qu’elles savent aussi ce que nous cherchons à exprimer.

Bien entendu, le travail sur les archives a nécessité beaucoup de temps et d’investissement, notamment dans la recherche de ces images, d’autant que nous n’avons pas d’archives nationales propres à la Palestine. Aller à la recherche de chacune d’elles a été un défi, parce que beaucoup ont soit disparu, ont été détruites, perdues lorsque les familles ont été forcées de quitter leurs maisons, ou alors elles sont conservées au sein de collections privées de particuliers. De ce fait, on a commencé les recherches sans savoir globalement quel est le matériel déjà existant, mais nous avons espéré trouver quelque chose. J’ai été très impressionnée d’avoir enfin pu accéder à des éléments exploitables, car cela m’a confortée dans l’idée qu’il existe bien des pièces. Toute la question reste celle de comprendre comment se fait-il que tous ces éléments-là soient aussi épars, en termes de conservation. Je crois que cela nous mène, par la même occasion, à nous interroger sur la propriété de ces vidéos, images, photos et documents. De nos jours, de grandes maisons de production et de distribution de cinéma en Europe ont tout. Beaucoup de ce matériel se trouve sur leurs plateformes digitales et il est important pour les réalisateurs, les documentaristes, aussi bien que les journalistes, de se rendre sur ces pages et de consulter ces contenus, car ils existent bel et bien et nous renseignent énormément sur une multitude de détails historiques de différentes époques, de la dimension politique aux termes employés pour décrire les événements phares. En dehors de cela, l’accès, la centralisation, la digitalisation et l’usage de ces pièces ont un coût conséquent.

De ce fait, l’écriture et le montage ont également nécessité que nous leur accordions le temps nécessaire, car il était important de pouvoir garder la trame d’un récit cohérent, qui est paradoxalement fait d’élément qui se croisent entre hier et aujourd’hui, entre différentes décennies, du siècle dernier au présent. Il nous a fallu trouver la meilleure manière de pouvoir à la fois jongler avec les faits chronologiques, des années 1990 aux années 1930, puis des années 2010 aux années 1940 et 1960. Il a été tout autant prioritaire de trouver les bons mots, le bon rythme. Nous avons beaucoup écrit et réécrit car pour raconter l’histoire des femmes de ma famille maternelle, il a été important pour moi de choisir chaque terme avec une grande attention. Dans ce registre, j’ai également demandé des textes à l’auteur franco-palestinien Karim Kattan, dont l’œuvre écrite est d’une infinie beauté. J’ai eu besoin de son apport dans le documentaire en tant qu’écrivain et poète, afin de donner ce ton poétique que j’ai souhaité apporter à notre expression de maux et de sentiments. D’ailleurs, le fait qu’il corrige certains de mes écrits pour le film a magnifié ces derniers. C’est toute l’illustration de notre grand héritage littéraire en Palestine.

A partir de tout cela, c’était un très grand challenge pour toute l’équipe de trouver la meilleure façon de rassembler le tout. En même temps, c’est bien là tout le charme de ce processus, malgré sa dureté, pour réussi un tant soit peu à créer un documentaire que les spectateurs peuvent suivre avec fluidité, tout en naviguant à travers le temps et les espaces. Cela nous a nous-mêmes enrichis, bien que ce travail se soit fait aussi dans la douleur de ce déracinement. Il n’est pas facile de prendre la parole, lorsqu’on vient de ce background historique. C’est le cas à ce jour et j’en ai des épisodes psychiquement difficiles, mais je me dis qu’il est vital et qu’il en va de ma mission de parler de toutes ces questions, pour nous approprier nos récits humains et les diffuser à travers le monde.

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