Quels sont les principaux résultats de votre étude, concernant le profil des mineurs marocains en errance à l’étranger ?
J’ai débuté cette recherche il y a près de deux ans et demi. J’ai constitué une équipe de recherche avec vingt-trois autres chercheurs, il y a près d’une année. Nous sommes arrivés à une phase intermédiaire où nous avons assez de résultats pour faire part de données bien fondées et recueillies sur le terrain. L’étude est toujours en cours au Maroc, en Espagne, en France et en Italie. Jusque-là, nous avons réalisé plusieurs dizaines d’entretiens et de nombreuses observations, à l’issue de nos rencontres avec plus d’une centaine de jeunes dans différents lieux.
Les principaux résultats qui en ressortent, à ce stade, est qu’il est intéressant de voir qu’on est face à un renouveau des départs des jeunes marocains vers l’Europe, mais à travers de nouvelles routes migratoires. Cette nouveauté s’explique principalement par la fermeture des frontières du côté espagnol et ouest-européen, avec une militarisation des contrôles frontaliers. Nous savons que Frontex circule dans la Méditerranée à cet effet. Par conséquent, les routes changent et beaucoup de jeunes passent par la Turquie. Ils empruntent les chemins de l’ensemble des pays des Balkans, jusqu’à quasiment la Bulgarie, pour redescendre vers la France et prendre la direction de l’Espagne.
Il est interpellant de voir que ces jeunes font un total de plus de 6 000 kilomètres pour atteindre un pays qui est juste à 14 kilomètres du Maroc. C’est un résultat nouveau, qui nous montre que plus les routes sont longues, plus les jeunes deviennent vulnérables et sont l’objet de sévices, de refoulements et de violences extrêmes aux frontières, notamment au niveau de la Bulgarie. L’ensemble des témoignages que nous avons réunis font état de sévices corporels dans cette région-là, des passages à tabac systématiques, des mises en prison, des sous-nutritions, des enfermements dans des lieux inappropriés, des reconductions vers des rivières en crus…
Les profils de ces jeunes nous montrent que beaucoup de ces derniers sont qualifiés et maîtrisent au moins deux langues : l’anglais parlé couramment depuis leur départ ou appris sur le chemin migratoire, en plus de l’arabe. Ces jeunes maîtrisent le français moins que ceux qui partaient il y a une quinzaine ou une dizaine d’années. Pour moi et pour l’équipe de recherche, cela dénote d’une internationalisation de ces profils migratoires, puisqu’ils connaissent les langues de circulation à l’échelle mondiale. Nombre parmi eux sont issus de régions comme Agadir et Ouarzazate, connues pour leur tourisme qui leur apporte une forme de cosmopolitisme dans la vie quotidienne.
Ces profils sont moins ceux de mineurs en errance, comme on les appelle. Il s’agit de jeunes internationalisés, mais le fait qu’ils soient empêchés de bouger comme d’autres du même âge les pousse à le faire de manière non-légalisée.
Que nous disent ces résultats, par ailleurs, sur l’évolution des comportements migratoires entre les deux rives de la Méditerranée ?
C’est un élément important car souvent, dès qu’on parle de jeunes marocains qui arrivent en France, on fait souvent référence à des articles de la presse ayant été consacrés aux jeunes de la Goutte-d’Or à Paris, avec des profils de mineurs marocains en errance. Cela donne lieu à une forme de confusion entre les jeunes marocains en migration et les jeunes en errance au Maroc. Cette confusion contribue, en partie, à donner une image dégradée qui est parfois même reprise par des chercheurs. Or, ces profils ne sont absolument pas les mêmes.
Nous parlons ici de jeunes qualifiés, de catégorie socio-économique moyenne, qui ont déjà des expériences professionnelles, qui ont exercé des métiers manuels ou bénéficié de formations diplômantes. Ils évoluent dans une forme de cosmopolitisme culturel très avancé. Ces profils-là n’ont aucun rapport avec les mineurs en errance, tels que décrits dans les articles de presse en France ou par certains chercheurs qui, à mon avis, font des enquêtes un peu hâtives sur certains groupes, ou qui reprennent les discours de certaines ONG sans les approfondir.
Les jeunes que nous avons vus montrent l’émergence d’un nouveau comportement migratoire. Autrement dit, leur migration est moins celle qui est simplement conduite par la quête de l’eldorado. Il s’agit de profils internationalisés dans leurs espaces, dans leur rapport au monde, dans leurs désirs et leurs choix de vie, et qui bougent, qui tendent vers la mobilité. La seule différence entre eux et les jeunes d’autres contrées est que les premiers sont empêchés dans leurs mouvements transnationaux et que les seconds peuvent circuler en toute légalité.
Dans leurs désirs, leurs espoirs et leurs rêves, ces deux profils se croisent totalement. Les jeunes marocains, dans ce cas-là, ne sont pas tellement différents des groupes de jeunes français migrants sur lesquels je me suis penché au Canada, dans le cadre de mes recherches. Pour moi, la différence se situe simplement dans le droit de circuler pour les uns et les obstructions faites aux mouvements des autres. J’insiste sur le fait que ce sont les statuts migratoires qui produisent des fantasmes et créent une sorte de vision différenciée entre de jeunes populations, qui ont finalement les mêmes aspirations.
L’une de vos observations a porté notamment sur l’aspect de protection internationale des mineurs par les Etats, ainsi que par la question de la liberté de mouvement. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il est important de ne pas confondre le cadre juridique et les réalités sociales. Parfois, un enfant ou un jeune de 17 ans, dans certains pays comme le Maroc, est déjà dans une certaine autonomie. Au sein de sa famille, il n’est pas considéré comme mineur proprement dit et peut participer à la vie active, jusqu’à un certain niveau.
Aujourd’hui, il existe une non-reconnaissance, souvent dans les faits et dans la pratique, en termes de protection. Les mineurs sont souvent refoulés et leur statut de minorité n’est pas reconnu. En France ou ailleurs, beaucoup de bénéficient pas de la protection nécessaire au regard du droit international, alors même que plusieurs Etats sont signataires de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE). La reconnaissance implique de passer par plusieurs étapes, des entretiens et parfois des tests biomédicaux dont la fiabilité reste remise en cause par de nombreux médecins, à commencer la détermination de l’âge à partir de l’examen osseux.
Ce type de pratiques nous renvoie quasiment aux mesures de craniométrie effectuées lors du XIXe siècle. Nous sommes là dans le terrain d’un déferlement de technologies et de techniques médicales aboutissant souvent à la non-reconnaissance d’un droit international à la protection. Il en est de même donc pour la question de la minorité. Un mineur français peut voyager dans plusieurs pays, dans un cadre scolaire, alors que de jeunes marocains ou plus globalement issus de l’Afrique sont beaucoup plus empêchés dans ces mouvements-là.
Il est toujours important, à mon sens, de rappeler que la différence aujourd’hui est que 20% de la population mondiale, qu’elle soit mineure, jeune ou adulte, peut bouger dans le monde entier et que 80% reste soumise à un régime de visas qui, bien souvent en réalité, lui rend la vie impossible lorsqu’elle souhaite changer de pays.
Vu ainsi, vous prônez un changement total de paradigme dans le traitement de la question des mineurs en mobilité internationalisée…
Je dirais qu’à partir du moment où l’on empêche une majorité de la population à travers le monde de bouger, contrairement à une minorité, on produit de facto une vulnérabilité. C’est parce qu’on rend ces personnes – mineures, jeunes, adultes – vulnérables qu’on va ensuite leur accoler l’étiquette de l’«errance». Si on les autorisait à aller directement en Espagne, les jeunes marocains qui migrent jusqu’en Bulgarie pour rallier un autre pays d’Europe n’auraient pas emprunté ces chemins !
Autant dite que l’errance est bien le produit d’une politique de contrôle frontalier qui prive certains jeunes de leur liberté de mouvement. Si on venait à faire de même avec un jeune français désireux de venir au Maroc ou d’aller en Allemagne, il serait exactement dans la même situation d’errance. D’autres comme lui emprunteraient des chemins plus longs pour rallier tel ou tel autre pays. La question de l’errance est donc liée, à mon sens, à celle de la liberté de circuler qui sera un droit en débat au XXI siècle.
Nous sommes encore face à un résidu de l’époque coloniale qu’on a du mal à dépasser et qui restera au centre des tensions. On ne peut pas vivre dans un régime mondial où seulement 20% de la population peut bouger partout. Poser les approches sur ce sujet par ce prisme, c’est se poser les questions sur les fondements de ce qui produit la question migratoire telle que nous la voyons, la concevons et l’appréhendons aujourd’hui.