Menu

Interview

Maroc : «Il faut s’assurer de la crédibilité des statistiques du secteur de l’élevage ovin»

Le professeur Mohamed Taher Sraïri, enseignant chercheur à l’Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, s’insurge contre ce qu’il qualifie de «torture des chiffres» qui touche l’élevage ovin au Maroc. Ce phénomène, dit-il, a amené les Marocains à connaître un Aïd El Adha de l’année hégirienne 1443 (été 2022) particulièrement «onéreux».

Publié
Mohamed Taher Sraïri, professeur à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II. / DR
Temps de lecture: 3'

Pour quelle raison avez-vous choisi l’expression «torture des chiffres» et comment qualifieriez-vous les évènements d’avant l’Aïd Al Adha de cette année 2022 ?

Le démographe français Alfred Sauvy disait que «les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d'être torturés, finissent par avouer tout ce qu'on veut leur faire dire»…

Comme à l’accoutumée, un mois avant l’Aïd Al Adha (au mois de juin 2022), les autorités en charge du secteur de l’élevage ovin ont voulu être très rassurantes, en insistant sur le bon déroulement des campagnes de prophylaxie (vaccination du cheptel contre certaines maladies, ndlr) et aussi sur l’identification des animaux destinés à l’abattage (avec un chiffre visé de 8 millions de boucles apposées). A l’approche de l’Aïd, qui coïncidait avec la fin du mois de juin, un ensemble de témoignages audio et de vidéos ont commencé à circuler sur la toile interpellant les pouvoirs publics quant à une envolée des prix des bêtes destinées au sacrifice.

N’est-ce pas une réalité de cette activité ?

Les scénarios les plus catastrophiques n’auraient pas pu prévoir l’ampleur des difficultés que traverse actuellement l’élevage ovin au Maroc. La conjonction des effets de la sécheresse et de l’inflation, issue d’abord de la disruption des chaînes d’approvisionnement générée par la pandémie de la Covid-19 et par la suite, à partir de mars 2022 par les effets directs du conflit armé en Ukraine, a très sévèrement impacté les performances de l’élevage ovin. En effet, les aliments importés, comme les grains de maïs et d’orge, tourteaux de protéagineux, etc., généralement utilisés en masse pour la finition des animaux de l’Aïd ont vu leur prix multiplier par deux ; il est devenu quasiment impensable d’y recourir avec les mêmes quantités que lors des années passées …

Quelles différences par rapport aux années précédentes ?

Après deux mois d’arrêt des pluies en hiver, de la fin du mois de décembre 2021 jusqu’à la fin du mois de février 2022, un intense bradage des nouveau-nés (ceux que le manque d’aliments n’a pas condamné à la mort …) a aussi eu lieu. Cela a eu pour conséquence une diminution très sensible des effectifs, loin des projections annoncées par les pouvoirs publics. Même les pluies des mois de mars et avril 2022 n’auront pas suffi à redresser la situation. Il s’en est suivi une demande exprimée qui a dépassé de très loin l’offre réelle, d’autant que l’Aïd intervenant lors de la première décade du mois, les salaires des employés pouvaient être massivement mobilisés pour l’achat du mouton. Toutes ces causes ont généré des prix atteignant des niveaux inégalés, la viande de la bête sacrificielle ayant parfois dépassé 150 DH le kilogramme (soit près du double des prix retrouvés pour la circonstance).

Personnellement, j’ai eu des échos dans différentes régions du pays où, à la veille et l’avant-veille de l’Aïd, les consommateurs ont été obligés de se rabattre sur des brebis et des agneaux encore allaitants de moins de 5 mois, c’est-à-dire des animaux ne répondant pas aux canons religieux exigés pour cette cérémonie.

Quels enseignements tirer de ces évolutions pour l’avenir de l’élevage ovin au Maroc ?

Il va falloir être prudents par rapport aux impacts attendus du réchauffement climatique. Cela intime de viser des systèmes ovins résilients face aux crises et autonomes, où l’essentiel des aliments sont produits sur place ou issus de pâturages durables. De ce fait, la réhabilitation des pratiques anciennes est prioritaire, comme la transhumance contrôlée, les agnelages de saison (fin de l’automne) avec des stocks alimentaires bien dimensionnés par rapport aux effectifs (prévoir deux années pour parer aux sécheresses récurrentes), etc. Car il ne faut pas se leurrer : l’ovin est indissociable des systèmes agricoles où dominent les céréales et qui sont cruciaux pour les grands équilibres territoriaux et la souveraineté alimentaire du pays.

Il me semble aussi prioritaire de bien raisonner la valorisation des produits de l’élevage ovin, pour que les fruits du travail de ceux qui sont actifs (éleveurs et bergers), leur reviennent plutôt que d’être captés par des intermédiaires. Enfin, il va falloir s’assurer de la crédibilité des statistiques en rapport au secteur de l’élevage ovin, car elle conditionne celle des institutions qui les émettent vis-à-vis des citoyens.

Soyez le premier à donner votre avis...
Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com