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Interview

Driss Moussaoui : «Le psychisme peut s’améliorer si on lui apporte la lumière de l’art» [Interview]

Psychiatre et président de la Fédération internationale de psychothérapie, Dr. Driss Moussaoui a été professeur en spécialité à la Faculté de médecine et de pharmacie de Casablanca, entre 1979 et 2013. Parmi les premiers médecins marocains formés en psychiatrie, il lui revient d’avoir créé le service psychiatrique universitaire d’Ibn Rochd. Aujourd’hui, il est la dynamo d’une approche qui sensibilise sur la santé mentale à travers le cinéma, dans le cadre de Cinépsy Maroc.

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Dr. Driss Moussaoui / Ph. Arth'36 - CHU Ibn Rochd
Temps de lecture: 4'

Au Centre psychiatrique universitaire Ibn Rochd à Casablanca, l’art-thérapie a été intégrée à la prise en charge des personnes en souffrance, avec un personnel médical formé à cet effet, sur plusieurs années. Président de la Fédération internationale de psychothérapie, le psychiatre Dr. Driss Moussaoui y participe, après avoir posé les jalons du grand service de psychiatrie relevant du CHU, ainsi que de son département à la Faculté de médecine et de pharmacie de Casablanca.

Une fois par an dans cet établissement, où il a enseigné entre 1979 et 2013, Cinépsy Maroc est devenu un colloque régional et continental inédit, qui combine cinéma et tables-rondes sur la santé mentale. Cette année, Dr. Moussaoui y a été membre du comité médical. Il est intervenu particulièrement sur le volet de la dépression, thématique choisie par les organisateurs, dans un contexte encore marqué par les conséquences de la crise sanitaire sur le bien-être mental.

Cette occasion a été pour le médecin psychiatre de revenir, auprès de Yabiladi, sur l’évolution de la prise en charge des personnes en souffrance mentale au Maroc, ainsi que sur le rôle thérapeutique particulier du cinéma.

De votre expérience en psychiatrie depuis les années 1970, comment voyez-vous l’évolution de la prise en charge de la dépression au Maroc ?

C’est une évolution énorme. J’ai commencé mon internat en psychiatrie entre 1970 et 1971. Cela fait maintenant plus cinquante ans. À l’époque, nous étions très peu de médecins marocains à travailler dans ce domaine. En 1978, lorsque j’ai été diplômé en spécialité à Paris et à mon retour au Maroc, début 1979, nous étions moins de dix psychiatres pour 18 000 000 d’habitants. Actuellement, nous sommes entre 450 et 500 pour la population générale, autour de 35 000 000.

Ce chiffre reste insuffisant, mais il constitue une évolution notable, comparé au développement de notre population. Le nombre de lits en psychiatrie est insuffisant, de même celui du personnel de la santé mentale, mais il y a eu des changements considérables, depuis le début des années 1970. Cette amélioration est dans une tendance continue, parce que, je pense, le ministère de la Santé a pris conscience de l’importance de cette spécialité, même si nous restons dans un constat que les moyens humains et matériels fournis restent significativement en deçà des attentes des patients.

Cette évolution se fait aussi grâce à la capacité du personnel de santé mentale à former une relève ?

Absolument ; il y a des psychologues cliniciens, des psychiatres, des infirmiers en psychiatrie, encore très peu d’assistantes sociales. Le budget des médicaments a été augmenté de manière significative et c’est un point positif. En revanche, tout reste à faire dans le domaine de l’aide psychologique et de la psychothérapie. Très peu de personnes travaillent dans ce domaine, par rapport à l’attente latente, qui existe. C’est pour cela que dans le cadre de la Fédération internationale de psychothérapie que je préside, nous avons démarré un projet pilote sur deux années, pour outiller particulièrement les femmes en matière d’aide psychologique dans le milieu rural.

La question est comment faire en sorte que des femmes des villages aident les autres villageoises enceintes ou qui viennent d’accoucher, souffrantes d’une dépression post-partum. Ces cas sont très fréquents, beaucoup plus que nous le croyons. Au moins une femme sur cinq est concernée, avec un impact négatif sur elle-même, sur son nouveau-né, sa famille. Dans le cadre de ce projet, nous nous sommes rendus à treize villages et réuni des centaines de femmes. À quelques différences près, nous avons trouvé les mêmes chiffres que ceux de l’Enquête nationale à ce sujet, aux alentours de 20%.

Il faut dire que ces données sont très représentatives de toutes les réalités, dans nos milieux urbains et dans nos campagnes. Il y a donc bien une amélioration, mais nous sommes encore loin du compte.

Vous prônez de plus en plus une approche multidisciplinaire dans la prise en charge en santé mentale. Quelle est la place de cette méthodologie dans la formation en spécialité aujourd’hui ?

L’approche de toute prise en charge dans la santé mentale doit être pluridisciplinaire. Nous le défendons incessamment. J’ai enseigné à la Faculté de médecine et de pharmacie de Casablanca depuis 1979 et j’ai toujours dit que le biologique, le psychologique et le social sont le trépied sur lequel toute la médecine repose, y compris la psychiatrie.

Pour la compréhension de la situation des patients, cette interaction entre ces trois éléments clés est essentielle. C’est pareil pour le traitement, si l’on ne tient pas compte de ces trois facteurs, l’efficacité restera assez limitée, à moyen et à long-terme.

Ph. Cinépsy MarocPh. Cinépsy Maroc

En plus de ce trépied que vous évoquez, l’aspect artistique se greffe de plus en plus à la médecine, comme l’illustre le concept de l’art-thérapie. Est-ce pour vous un moyen d’améliorer la qualité de la prise en charge et de soin ?

C’est totalement essentiel. Y a-t-il une bonne vie sans art ? Non. Sans musique, sans cinéma, sans créativité, sans théâtre, sans littérature, sans danse et sans poésie, on ne peut pas vivre. C’est encore plus vrai pour celles et ceux qui sont en souffrance mentale. On peut améliorer leur quotidien et donc leur psychisme en apportant la lumière de l’art.

Cliniquement et socialement, la lumière du cinéma est encore plus importante, selon vous, pour les personnes en souffrance mentale ?

Tous les grands films, sans exception, ont un arrière-fond psychologique, voire psychiatrique, extrêmement important. On ne peut donc parler de l’humain sans parler de psychisme et de social, autrement dit, de psychosocial. Le fait de voir la vie des autres et son déroulement, à travers ce que propose un bon film, permet de mieux comprendre sa propre vie et d’aller de l’avant. C’est incontestable.

Étant un grand admirateur de cinéma, il m’est arrivé de créer trois ciné-clubs dans ma vie, entre le début des années 1970 et les années 1980 ; l’un à Rabat quand j’étais étudiant en médecine, l’un à l’hôpital psychiatrique de Sainte-Anne à Paris, où j’ai travaillé à l’internat, puis j’ai aidé à la création d’un autre cinéclub dans une ville de la région de Rabat. Il me paraît essentiel que, notamment pour leur santé, les gens puissent voir de bons films. Le cinéma, c’est la vie avec ses difficultés et ses bons côtés, et cela aide les gens à réfléchir sur leur condition et sur eux-mêmes.

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