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Interview

Une Chaire de littératures et d’arts africains pour décloisonner la création depuis le Maroc [Interview]

Eugène Ebodé est l'administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains, tandis que Rabiaa Marhouch en est la responsable de communication et la programmation, sous l’aile de l’Académie du royaume du Maroc. Fer-de-lance de ce projet lancé officiellement lundi à Rabat, ils inaugurent les activités de cette nouvelle plateforme par un colloque international tenu ce mardi. Les activités devront s’étaler sur toute l’année, dans une approche résolument décloisonnée, faisant la part belle à la littérature et aux disciplines artistiques du continent dans tous leurs états. Interview croisée.

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Eugène Ebodé, Rabiaa Marhouch et Abdeljalil Lahjomri, secrétaire perpétuel de l’Académie du royaume du Maroc
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Comment est né ce projet de Chaire des littératures et des arts africains ?

Rabiaa Marhouch : L’idée de la Chaire a été imaginée et tracée par le secrétaire perpétuel de l’Académie du royaume du Maroc, le professeur Abdeljalil Lahjomri. Il a eu comme projet de créer une chaire sur deux pôles, à la fois la littérature et les arts en Afrique, pour donner une vie d’ensemble sur ce patrimoine, tout en prônant le décloisonnement et la circulation de ce savoir.

Le décloisonnement concerne les langues, la littérature écrite et orale, la géographie… Ce sont les grandes lignes tracées par le secrétaire perpétuel et nous sommes ici pour mettre en œuvre ce projet.

Vous parlez de décloisonnement linguistique et géographique, mais il y a aussi un décloisonnement des disciplines. Par quel processus le projet a évolué de Chaire des littératures africaines à Chaire des littératures et des arts africains ?

Eugène Ebodé : C’est une décision du secrétaire perpétuel de l’Académie du royaume du Maroc. Ici dans cette institution, il existe trois pôles et une structure de traduction. Un est consacré aux arts et celui de la littérature s’est trouvé à la croisée des chemins. Il a fallu donc tenir compte de ce qui existe déjà ici et développer une idée qui est très chère à M. Lahjomri, celle que la littérature fait partie de la culture. L’isoler est une forme de compartimentation qui ne dit pas son nom. Or, l’associer aux autres arts vivants et de scène, à la photographie, au cinéma, à la chorégraphie, à la musique et aux arts plastiques, c’est lui redonner toute la dimension sans frontières de la culture.

Cette idée a fait son chemin et la création de la Chaire est fondée sur deux piliers : celui littéraire et celui artistique. Entre les deux, il est impératif que la circulation se fasse. D’ailleurs, le mot circulation est important : que les livres circulent, tout comme les idées, qu’il n’y ait plus de barrières mentales, dénoncée par plusieurs auteurs dans ce lieu. Nous avons parlé de l’écrivain kényan Ngugi Wa Thiong’o et qui, depuis les années 1960, est préoccupé par l’état des cultures africaines qui sont minorées, oubliées ou rejetées au profit de grandes langues de communication et en gros des langues occidentales.

Le rouleau compresseur de ces langues écrase les identités et les cultures africaines. Il ne s’agit pas ici d’être dans une compétition avec l’Occident, mais simplement de mettre en valeur nos valeurs, nos héritages, nos patrimoines. C’est pour cela que le secrétaire perpétuel parle de «rapatriement des héritages des patrimoines africains».

Pourquoi un hommage et un colloque international dédié à l’écrivain malien Yambo Ouologuem comme activité inaugurale de la Chaire, au lendemain de son lancement officiel ?

Rabiaa Marhouch : Yambo Ouologuem est un pilier du patrimoine littéraire africain. C’est un grand écrivain. Lorsqu’on connaît son histoire, on comprend pourquoi le secrétaire perpétuel a souhaité qu’on commence par un hommage à lui rendre. Cet auteur a reçu le Prix Renaudot en 1968 et il a été dégradé trois ans plus tard. Depuis, c’est une descente aux enfers. Le livre primé s’appelle «Le devoir de violence» à cause de cet ouvrage, il a été accusé de plagiat. Il a été lynché médiatiquement et sur la scène littéraire en occident. Cet enchaînement l’a traumatisé et il a décidé de revenir à son pays natal, où il est resté sans plus jamais avoir de vie littéraire ou sociale. C’est un écrivain talentueux, mais avec seulement trois livres à son actif, alors qu’il avait devant lui un parcours prometteur.

Eugène Ebodé : Il a arrêté de publier, mais il a toujours continué à écrire et lors de ce colloque, son fils a été présent pour en témoigner. C’est l’inscription de son travail dans le champ public qu’il a refusé, parce qu’il ne faisait plus confiance ni aux éditeurs, ni aux médias. Il ne voulait plus participer à ce qu’il estimait être une sorte de comédie où il serait un acteur. Pour lui, tout était un processus de rumination dans la littérature. Mais après son retrait de la scène publique, c’est devenu une méditation presque solitaire.

D’ailleurs, le texte que j’ai choisi dans ce colloque est inscrit déjà dans «Le devoir de violence» comme une prémonition. C’est sur la solitude et sur une idée capitale, selon lequel le sens à suivre est le Sud. Le Sud, c’est nous. C’est une manière métaphorique de remettre en valeur une géographie, un continent et un territoire qui est exclu des grands mouvements actuels de l’Histoire. On se questionne alors sur comment remettre cette partie africaine à son niveau réel, sur la grande scène de l’Histoire, comme le disait déjà Aimé Césaire.

Rabiaa Marhouch : Je dirai que ce colloque réunit de grands spécialistes des écrits de Yambo Ouologuem venus de plusieurs pays et pas seulement de ceux d’Afrique. C’est un moment historique et exceptionnel, je dis bien sur le plan international, car il y a eu jusqu’ici très peu de colloques, en dehors de celui tenu à Lausanne (Suisse). Cet écrivain est réellement tombé dans la disgrâce et ses écrits ont été oubliés. Nous avons rassemblé, ce mardi à l’Académie du royaume, des écrivains, des universitaires et des chercheurs qui ont travaillé sur son œuvre, comme Simone Schwarz-Bart, Calixthe Beyala, Jean-Pierre Orban, Pierre Astier, Aboubakr Chraïbi, Christopher Wise, Kaiju Harinen et Sarah Burnautzki. Tous militent pour la réédition et la circulation des œuvres de cet auteur, notamment et surtout en Afrique.

Avant le lancement officiel de cette Chaire, il y a eu une journée de réflexion sur le projet, puis les 72 heures du livre de Conakry, avec la participation d’une importante délégation de l’Académie. Comment ces activités ont enrichi votre vision sur les rôles et les actions de la Chaire ?

Eugène Ebodé : C’est d’abord l’idée d’être en partenariat avec d’autres institutions et mouvement culturels. Être partenaires, c’est savoir aussi voir et écouter ce qui se passe ailleurs, donner et recevoir. Rabat est la capitale de l’Afrique en ce moment, c’est une capitale culturelle et la capitale culturelle du monde islamique. C’est une ville carrefour des idées et une ville référence.

C’est peut-être le hasard, ou l’alignement des planètes comme on dit, qui fait en sorte que Rabat est sous tous les feux de projecteurs. J’estime que la plus belle des lumières est celle mise sur l’Académie du royaume, parce que c’est l’idée de multiples littératures africaines qui auront rendez-vous ici et qui pourront se côtoyer, se fréquenter, s’animer à travers une revue qui, nous l’espérons, verra le jour. Il y aura des prix littéraires et artistiques.

Nous sommes ici dans une première pour lancer ce grand mouvement, mais il y aura d’autres rendez-vous avec un programme pour l’année, y compris des rencontres de relations avec les autres villes africaines. Conakry a été une première ville par l’effort du créateur d’un salon du livre important, Les 72 heures du livre de Conakry, Sansy Kaba Diakité. Il a mis le Maroc au rang d’invité d’honneur de la quatorzième édition, en avril dernier.

Le secrétaire perpétuel de l’Académie du royaume du Maroc a reçu la distinction de docteur honoris causa dans la plus grande université de Guinée. Tous ces événements ont fait en sorte que nous partions à Conakry avec la perspective d’être dans une relation bilatérale et multilatérale parce que nous ouvrons les discussions à tous les autres Africains.

Dans la salle aujourd’hui, il y a eu des personnes venues du Burkina Faso, du Cameroun, du Maroc, du Mali, du Sénégal, du Gabon et par visioconférence de partout ailleurs. C’est une plateforme d’expression qui a déjà un réseau et qui convoque les littéraires et les artistes.

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