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Interview

Ukraine : Quand les médias occidentaux prêchent élitisme, populisme et propos racistes

Pour le sociologue Mehdi Alioua, plusieurs médias occidentaux tentent d’attirer la sympathie des Européens, avec des arguments racistes, anticipant ainsi «l’égoïsme potentiel des Européens ou des Américains» vis-à-vis de ce qui se passe en Ukraine. Il décrit un biais cognitif et précise que c’est «le renforcement dans cet aveuglement qui rend le racisme encore pire». 

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L’édition spéciale de BFMTV sur l’intervention russe en Ukraine est l’un des exemples où la couverture médiatique a été marquée par des propos populistes, élitistes et racistes. / DR
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La couverture médiatique de l’intervention militaire russe en Ukraine a révélé plusieurs dérives de médias occidentaux, dont les présentateurs, les analystes et les invités ont professé une série de propos racistes pour émouvoir l’opinion publique européenne. Ainsi, alors que certains ont jugé bon d’insister sur les «ressemblances physiques» entre Ukrainiens et Européens, d’autres ont joué sur la proximité culturelle entre l’Europe de l’Est et de l’Ouest, sans se priver de dénigrer les «autres», ceux des pays lointains et des issues de cultures «non civilisées».

Auprès de Yabiladi, Mehdi Alioua, professeur associé en sociologie à Sciences Po-Université internationale de Rabat (UIR), livre son analyse de ce phénomène : 

En tant que sociologue, qu’est-ce qui vous choque dans de tels discours véhiculés par les médias ?

Ce qui est vraiment choquant, c’est que des médias essayent, à travers des interviews ou des experts, d’attirer la sympathie des Européens, avec des arguments racistes. L’idée c’est qu’ils anticipent l’égoïsme potentiel des Européens ou des Américains, qui pourraient avoir comme réflexe de dire que ce n’est pas leur problème, que c’est loin, qu’ils ont déjà des réfugiés, etc. Ils anticipent cela.

Ces médias-là, qui sont européens et américains, partent du principe que la population a une forme d’égoïsme et ne serait pas empathique. C’est la première chose qui me choque en tant que sociologue, avant même le racisme car et il s’agit d’un mélange étonnant d’élitisme et de populisme, qu’on retrouve dans les programmes de l’extrême droite, avec une montée des propos sur Fox News et CNews en France, The Sun ou les équivalents ailleurs. Ils pensent que leurs peuples sont par nature égoïstes et ne vont pas être solidaires. 

Quels sont les objectifs de ce type de discours ? 

Il y a un biais cognitif qui vient de ces médias-mêmes, avec un renforcement de ce biais par des propos racistes. Ainsi, pour les convaincre du fait que ce qui se passe est grave et qu’il faut être solidaire, ces médias croient que les Européens ou les Américains doivent s’identifier «racialement» à ce qui se passe, renforçant alors le racisme et les préjugés : ils expliquent que c’est en Europe que se passe la guerre, que les victimes sont des «blonds aux yeux bleus», qu’elles sont «de la classe moyenne comme eux»  et que ce n’est pas comme «les autres pays» soit disant «non civilisés». Mais ce n’est pas la réalité de la capacité des sociétés d’être solidaire des peuples agressés et violentés.

A Londres par exemple, il y a eu des manifestations de centaines de milliers de personnes contre la guerre en Irak. A Madrid, il y a eu des manifestations immenses contre cette guerre. Dans toute la France, des manifestations ont réuni des millions de gens. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de racisme en Europe ou qu’il n’y a pas de gens qui n’avaient rien à faire des enfants irakiens ou palestiniens qui mourraient, mais il y avait d’autres millions d’Européens qui étaient solidaires et on a les preuves : il suffit de recherche dans les archives, parfois de ces mêmes médias qui professent aujourd’hui des bêtises racistes !

Il n’y a pas eu plus de manifestations ces derniers jours ou plus de monde dans la rue contre l’intervention russe qu’il en a eu contre l’intervention américaine en Irak. C’est vrai que pour la Palestine, c’est devenu compliqué car il s’agit d’une occupation et d’une guerre de 70 ans et donc il y a un essoufflement. C’est devenu aussi en Europe et ailleurs quelque chose de plus identitaire, avec une plus grande partie des manifestants issus du monde arabe et de pays musulmans, mais à l’origine, il y avait bien plus d’Européens que de Maghrébins dans ces manifestations. Il y a quelque chose qui a changé ces dernières années, c’est vrai, la question identitaire a envahi les conversions et l’espace médiatique.

Et il y a eu un élan pour la Syrie et l’Irak aussi fort que pour l’Ukraine…

Ces médias sont dans l’aveuglement, car les Européens sont aussi sensibles à ce qui s’est passé aux Irakiens et ont fait des manifestations pour faire pression sur leurs Etats pour empêcher cette guerre. Les Français ont réussi à empêcher que leur Etat fasse la guerre. Les Anglais n’ont pas réussi. C’est que nous avons la mémoire courte et que nous avons oublié. En Espagne aussi, ils ont réussi à faire pression et le pays a retiré ses troupes de l’Irak. Une manifestation immense a eu lieu en Espagne contre cette guerre et ce n’étaient pas des Marocains qui manifestaient mais bien des Espagnols chrétiens.

Le professeur associé en sociologie à Sciences Po - Rabat, Mehdi Alioua. / DRLe professeur associé en sociologie à Sciences Po - Rabat, Mehdi Alioua. / DR

De là à penser que les Européens vont être automatiquement plus sensibles à l’Ukraine parce qu’ils sont «Chrétiens, blancs et avec des yeux bleus», c’est déjà un biais cognitif. C’est un renforcement dans cet aveuglement qui rend le racisme encore pire, en partant du principe que pour convaincre les peuples européens, il faut leur expliquer qu’il s’agit de leurs frères vivant dans un pays similaire au leur, contrairement, comme dit l’un des commentateurs, dans des pays «non civilisés». Ils ont utilisé aussi la question de la classe moyenne. Il y a ici une dimension populiste de dire que ce sont «des gens comme nous». N’y-a-t-il pas de gens de classe moyenne en Irak qui ont tout perdu ? La Syrie n’a-t-elle pas une classe moyenne ? Mais on ne peut pas dire que les Européens n’étaient pas sensibles à la Syrie. Au début de la crise syrienne, il y avait dans tous les stades allemands des banderoles pour les Syriens, avec Willkommen pour les réfugiés syriens.

En France, un million de personnes ont offert d’accueillir des réfugiés syriens en chambres en utilisant des plateformes comme Airbnb. Il y a donc eu un élan pour la Syrie et l’Irak aussi fort que pour l’Ukraine. 

Quelles répercussions selon vous de ce discours de préjugés, imprégné de racisme ?

Pourquoi ces médias avancent ces arguments est quelque chose qui m’interroge. C’est bizarre que ces médias choisissent ce langage pour faire passer ces messages comme étant un langage des peuples européens, comme si le manque d’empathie vis-à-vis de certaines populations était quelque chose de normal. C’est un immense préjugé de classe ici… un élitisme doublé d’un populisme cynique issu d’un biais cognitif qui ne dévoile que le racisme et les préjugés de ceux qui profèrent de telles affirmations.

Dans les faits de ce que ça produit, nous avons vu les files d’attente où on mettait des personnes noires de peau d’un côté. Nous avons vu qu’en Pologne, après la crise qu’il y a eu avec la Bélarusse aux frontières, on faisait exprès de pousser des réfugiés et des personnes migrantes vers la frontière polonaise, les Polonais se sont méfiés de ce flux de réfugiés venus d’Ukraine. Ils ont ainsi créé des lignes en disant que lorsqu’on est Ukrainien, on rentre en Pologne sans problème mais quand on n’est pas «blanc», il faut une preuve qu’on est résident d’Ukraine. Il faut donc présenter une carte de résidant en Ukraine, un papier de l’ambassade, et même là il y a eu des refoulements… Cela fait que les «blancs» passaient tout de suite, alors que les «non blancs» étaient bloqués à la frontière. 

Il est clair que l’Europe est dans une spirale anti-migrante avec une logique civilisationnelle. Mais c’est un processus. Cela ne veut pas dire qu’elle est complètement dedans. Malgré tout, elle reste la zone où il y a le plus de migrants au monde. Bien qu’il ait des visas qui humilient les gens, des frontières qui tuent les gens, elle n’est pas encore comme le souhaiterait ou l’imaginerait ou le voudraient les gens de l’extrême droite. Mais la violence et l’humiliation raciste aux frontières de l’UE est une réalité quotidienne que tous les chercheurs européens travaillant sur la question observent et critiquent. C’est ce qu’on vient de voir aux frontières européennes de l’Ukraine. Nous connaissons bien cela ici, au Maroc, à la frontière avec l’Espagne…

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