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Interview

Football : «Le huis clos a privé les Ultras de leur première raison d’être»

Pour le sociologue et enseignant-chercheur à l’Institut des Sciences du Sport de l’Université Hassan I Settat, Abderrahim Bourkia, la fermeture des stades a «imposé une réelle adaptation des supporters», alors que leur passion s’articule autour du partage qui ne peut se contenter du virtuel.

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Photo d'illustration. / Insidefoto-LightRocket
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Le gouvernement marocain a donné, jeudi, son accord pour le retour des spectateurs dans les stades de football. Le même jour, la Fédération royale marocaine de football (FRMF) a indiqué qu'après des contacts intensifs de Faouzi Lekjaa avec les responsables de la Confédération africaine de football (CAF), les supporters des clubs marocains ont été autorisés à participer aux compétitions africaines. Ainsi, les supporters casablancais du Raja ont pu soutenir leur club qui a dominé le Horoya Conakry (1-0), vendredi. Les matchs du Wydad en Ligue des Champions et de la Renaissance Sportive de Berkane (Coupe de la CAF), respectivement prévus ce samedi et dimanche, seront également ouverts au public.

Le sociologue, enseignant-chercheur à l’Institut des Sciences du Sport de l’Université Hassan I Settat et écrivain, Abderrahim Bourkia revient pour Yabiladi sur le contexte de cette réouverture.

Que pensez-vous de la décision des autorités de rouvrir les stades au public ?

Il était temps de rouvrir les stades à l’instar des championnats sous d’autres cieux en Europe, aux pays du Golfe et en Amérique. C’est une bonne décision à mon avis car cela soulage tous les professionnels qui gravitent autour des spectacles footballistiques. Ils ont été touchés de plein fouet par la fermeture. Sans parler de ceux qui travaillent dans l’informel, les ventes à la sauvette et qui vivent des produits dérivés des clubs : drapeaux, emblèmes, figurines… et les autres qui proposent des «sandwicheries» et autres produits alimentaires. 

Comment expliquer une aussi longue coupure ?

C’est vrai que les restrictions imposées par la crise sanitaire ont pris le dessus, mais la récente décision en est le dénouement logique vu la stabilité de la situation et les louables efforts déployés par les autorités et tous ceux qui gèrent la chose publique. On peut évoquer le lot de problèmes qu’occasionne l’organisation des rencontres footballistiques. Aussi que les louables actions de prévention et la gestion des foules mobilisées et dédiées à soutenir les clubs.

Quel impact sur le supporterisme selon vous ?

Le supporterisme est un phénomène qui se nourrit des activités gravitant autour des stades. Les rencontres hebdomadaires au stade et les rendez-vous entre supporters pour créer et préparer les tifos, chorégraphies et chants et slogans, tout cela a pris fin d'un seul coup. Il a eu une véritable frustration chez les supporters de ne pas pouvoir aller au stade. On peut dire que le huis clos a privé les aficionados de leur première raison d’être.

Au stade, ils ont l’occasion de s’exprimer librement, de s’adonner à fond à leurs activités. Ils se posent en s’opposant aux autres groupes antagonistes. Les différents protagonistes partagent les mêmes valeurs et cultures communes dans cet espace à eux : autonomie, indépendance, loyauté, honneur, militantisme et partisanerie et mêmes outils du supportérisme : chants rythmés avec tambours et tambourins, slogans, drapeaux et étendards, tifos et chorégraphies, forums et pages officielles pour prolonger les matchs. Ils sont les véritables vedettes dans les nouvelles arènes. Ils prouvent leur existence d’une autre manière davantage festive et Ils vivent à fond leur quart d’heure «warholien» de célébrité et de sortie de l’anonymat.

Désormais, le stade est le seul espace où le débridement des émotions est plus ou au moins toléré. On y assiste davantage à une violence symbolique et ritualisée et «maîtrisée» car tout d’abord l’enjeu est d’encourager son équipe et faire une mise en scène dans un rituel guerrier et une mise à mort de l’adversaire. Les groupes s’en donnent à cœur joie. Ils y ressentent toute une gamme d’émotions dans un raccourci de 90 minutes : jubilation, colère, tristesse, sentiment d’injustice, voire de haine. 

  Abderrahim Bourkia. sociologue et enseignant-chercheur à l’Institut des Sciences du Sport de l’Université Hassan I Settat. / DR Abderrahim Bourkia. sociologue et enseignant-chercheur à l’Institut des Sciences du Sport de l’Université Hassan I Settat. / DR

Comment les ultras ont-ils vécu cette interdiction ?

On peut parler de «blues» car le stade manque terriblement aux supporters. Tous les groupes ultras du Royaume ont formulé des demandes sur des banderoles, des taggues et des hashtag, et d’autres contenus partagés largement sur les réseaux sociaux plaidant conjointement pour la réouverture et la libre expression.

La fermeture des stades a imposé une réelle adaptation des supporters. Ce sentiment de déprime est peut-être décuplé chez certains. Les gens sont tous en souffrance, en manque de liens sociaux et de vivre à nouveau comme avant le Covid.

Je trouve que les supporters sont particulièrement touchés parce que leur vie gravite autour des stades et des activités des ultras et leur passion s’articule autour du partage et celui-ci ne peut se faire véritablement virtuellement. C’est au stade où cela se passe. On fait l’accolade à quelqu’un que l’on ne connait même pas après un but salvateur. On échange avec de parfaits inconnus. Au stade, des liens de sociabilité et de socialisation se créent entre les membres des groupes ultras et les supporters et les spectateurs lambdas qui soutiennent la même équipe.

Cependant, ils ont trouvé des nouveaux modes que peuvent adopter leurs activités pour supporter leurs équipes lors des circonstances de l'état d'urgence sanitaire.

L’activisme ultras s’est déjà bien adapté à la situation. La mobilisation est toujours de mise dans les discussions individuelles entre famille et ami-e-s et collectivement visibles au travail, à l’école et partout où l’occasion se présente et surtout sur les réseaux sociaux : des communiqués, des écrits, des vidéo-conférences avec joueurs et dirigeants. 

Au vu des tensions dans les stades avant le Covid-19, peut-on craindre une réouverture avec un verrou sécuritaire pour contenir ces ultras ?

C’est hâtif de se prononcer sur cela. Personnellement, je n’ai pas vraiment des éléments de réponse à cette question. Cela relève davantage de l’expectative. Cependant, les ultras ont déjà montré d’autres visages. Depuis des années, ils ne se contentent plus de soutenir leur équipe favorite, mais ils formulent aussi des revendications sur des objets qui les concernent directement et d’autres ont une portée plus générale, une extension de la lutte dans le domaine publique.

Les ultras, à mon avis, sont des acteurs sociaux et constituent un mouvement social alternatif des jeunes. Ils puisent dans le répertoire de l’action publique : manifestations de rue, pétitions, prises de positions dans le débat, boycott et grèves des chants et d’aller au stade, invocation de la défense des libertés publiques fondamentales, organisation des campagnes de solidarités avec les plus démunis et affirmation de revendications politiques, socioéconomiques et culturelles.

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