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Interview

Maroc : «La première génération sédentarisée a vécu l’urbanisation comme une déchirure» [Interview]

Professeur chercheur au Centre des études africaines, spécialiste d’anthropologie historique des sociétés sahariennes, Rahal Boubrik vient de publier l’ouvrage De la tente à la ville - la société sahraouie et la fin du nomadisme (éd. La Croisée des chemins, 2018). Véritable mine d’or retraçant l’évolution des sociétés nomades au Maroc, ce livre croise plusieurs disciplines de recherche avec le vécu de son auteur.

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Rahal Boubrik, auteur du livre De la tante à la ville - la société sahraouie et la fin du nomadisme / Ph. Mehdi Moussahim (Ph. Yabiladi)
Temps de lecture: 5'

Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler sur la thématique des nomades et du changement de leur mode vie au Maroc ?

Depuis plus de 20 ans, je travaille sur cette thématique dans le sud du Maroc, mais aussi en Mauritanie. Ce livre vient couronner ce parcours en suivant le changement du mode de vie des sociétés nomades, l’urbanisation et les facteurs de ce changement qui s’est opéré depuis la moitié du siècle dernier, surtout avec la sédentarisation massive, sous l’effet de la colonisation espagnole, de la sécheresse et de la guerre plus tard.

Quelles sont les étapes de votre recherche pour suivre le cheminement de ces nomades qui se sont sédentarisés ?

Il y a une partie biographique dans ce livre, car en tant que fils de nomade issu des provinces du sud, j’ai vécu moi-même ce processus depuis le début des années 1970, puis celui de la sédentarisation massive à partir de 1975.

Je l’ai vécu également en tant que chercheur, l’ayant étudié pendant des années à travers un travail de terrain, une recherche dans les archives espagnoles et françaises, puisque les deux forces coloniales étaient présentes dans le Sahara. J’ai adopté une approche anthropologique, historique et une enquête ethnographique.

Cela m’a permis de collecter des informations sur la notion de l’habitat, ou encore le rôle des femmes dans la construction des tentes.

Comme vous l’expliquez, cette mutation s’est faite de manière plus rapide depuis la présence coloniale au Maroc. Quelles sont les problématiques qui l’illustrent, sur le plan social et urbanistique ?

De la région de Tan Tan jusqu’à Dakhla, au XIXe siècle, les villes n’existaient pas encore. A part la kasbah de Smara, où les conditions climatiques ne prêtaient pas à la vie sédentaire, il n’existait pratiquement pas d’habitations permanentes, jusqu’au début du XXe siècle. Il n’y avait que des bases militaires et avec la présence coloniale espagnole, Dakhla puis Tarfaya ont été construites, d’abord pour servir de centres administratifs et militaires dans le but de contrôler la population.

Fort de Dakhla dans les années 1920 / Source : De la tante à la ville - la société sahraouie et la fin du nomadisme (p. 284), Rahal Boubrik (éd. La Croisée des chemins, 2018)Fort de Dakhla dans les années 1920 / Source : De la tente à la ville - la société sahraouie et la fin du nomadisme (p. 284), Rahal Boubrik (éd. La Croisée des chemins, 2018)

De même, Laâyoune et Tan Tan ont été construites dans les années 1940. C’est pour cela que je dis que le fait sédentaire est un fait colonial qui s’est imposé par le haut. Ce n’est pas une évolution naturelle de la société sahraouie. Ainsi, les années 1950 et 1960 ont connu une sédentarisation plus rapide, d’abord sous l’effet de la sécheresse, mais aussi de la création de ces frontières qui n’existaient pas, notamment entre le Maroc et la Mauritanie. Par conséquent, les déplacements des populations nomades qui avaient besoin de pâturages et d’espace ont été limités.

Par ailleurs, l’opération Ecouvillon (février 1958) a poussé une grande partie de ces populations à se réfugier dans les villes. Toutes ces conditions politiques et climatiques ont participé à la sédentarisation de nomades. Il y a eu également des parcours individuels, de personnes ayant été attirées par la ville, avec la découverte du phosphate, la mise en place de l’industrie minière et d’une infrastructure urbaine. Aujourd’hui, plus de 95% de cette population s’est donc sédentarisée et il n’existe pratiquement plus de nomadisme proprement dit, mais plutôt des mobilités limitées.

Vous consacrez un chapitre important à la valeur des femmes dans la vie des sociétés nomades. Comment la sédentarisation a impacté leur situation ?

Le livre s’arrête longuement sur ce changement rapide et notamment au niveau de l’habitat. En effet, la tente était la propriété de la femme, qu’elle fabriquait-même, qu’elle gérait et qui lui appartenait intimement. Avec l’urbanisation, les femmes nomades ont perdu tous ces privilèges. Souvent, la maison est la propriété de l’homme. Il y a un espace public et un espace privé, qui contraint la femme à s’adapter à de nouvelles normes au sein de la société sédentarisée. Sa mobilité a donc été réduite.

Au sein de l’unité de nomadisme, ces femmes étaient dans leur propre espace constitué essentiellement de la famille élargie. La tente restait un espace ouvert, où il n’y avait pas cette notion de cloisonnement imposé par des murs. La maison, dans le sens urbain du terme, est un concept très masculin. Elle est conçue par les hommes, construite par eux, aménagée de l’intérieur par eux… En quelque sorte, la femme subit cette situation. Celle-ci, dans son sens symbolique et immatériel, s’est donc dégradée.

Photo de Laâyoune pendant les années 2000 / Source : De la tante à la ville - la société sahraouie et la fin du nomadisme (p. 291), Rahal Boubrik (éd. La Croisée des chemins, 2018)Photo de Laâyoune pendant les années 2000 / Source : De la tente à la ville - la société sahraouie et la fin du nomadisme (p. 291), Rahal Boubrik (éd. La Croisée des chemins, 2018)

En quoi s’illustre la violence de cette mutation, selon vos recherches ?

Je voudrais préciser que ce qui est arrivé dans les provinces du sud a été observé dans d’autres régions également. cet exode rural vers les grands pôles urbains a fait perdre quelque chose à l’homme bédouin ou montagnard, qui n’a plus les mêmes repères. Je ne suis pas dans une approche essentialiste qui considère que ‘c’était mieux avant’. Mais je constate que cette évolution a conduit à un déracinement brutal de ces individus de leur culture, de leur espace…

En d’autres termes, la ville n’a pas été adaptée pour les accueillir. Elle a souvent gardé ces gens-là à la marge, dans des bidonvilles, dans les périphéries, déconnectés du mode de vie urbain auquel ils n’ont pas été préparés, dont ils ne maîtrisent pas les codes et les outils pour faciliter leur intégration. L’adaptation s’est faite sur des générations, lorsque les enfants scolarisés en ville ont intégré ce mode de vie. Cependant, la première génération a toujours vécu cela comme un déracinement et comme une déchirure.

Vous êtes issu d’un milieu nomade qui a vécu cette mutation. Quel regard portez-vous sur l’évolution actuelle des peuples nomades au Maroc ?

Sur le plan économique, la problématique des nomades au Maroc n’est pas propre au sud. On la retrouve également dans le sud-est et dans l’oriental, chez les populations semi-nomades. Depuis des siècles, ces sociétés se sont construites sur une économie pastorale qui n’a pas entièrement intégré le circuit économique moderne.

Ces derniers temps, on entend parler de confrontations entre nomades et paysans villageois. Il faut comprendre que c’est un parcours traditionnel de nomades qui se confronte à cette notion moderne d’espace délimité, de mobilité réglementée. Ces rapports étaient régis par des accords entre tribus, mais maintenant l’Etat est impliqué dans la gestion de ces mouvements. Il y a une tension entre nomades et sédentaires alors que ces problématiques n’existaient pas.

Ce qui reste du nomadisme / Source : De la tante à la ville - la société sahraouie et la fin du nomadisme (p. 293), Rahal Boubrik (éd. La Croisée des chemins, 2018)Ce qui reste du nomadisme / Source : De la tente à la ville - la société sahraouie et la fin du nomadisme (p. 293), Rahal Boubrik (éd. La Croisée des chemins, 2018)

Aussi, l’économie pastorale n’a pas été intégrée au circuit de l’économie moderne, à travers une transmission du savoir-faire traditionnel. L’Agence pour la promotion et le développement économique et social des provinces du sud (APDS) a essayé de créer ce processus, mais des efforts restent à faire.

La sédentarisation est-elle finalement une fatalité ?

Il n’y a jamais eu d’évolution au sein de la société de la sédentarisation vers le nomadisme. La marche de l’histoire est ainsi faite. La ville devient le seul mode de vie dominant et la même problématique se pose ailleurs dans le monde, chez les Indiens d’Amazonie, les Aborigènes d’Australie, les Esquimaux dans le Nord. Partout, la sédentarité urbaine remplace la ruralité, mais il faut avoir une intelligence dans le traitement de ce changement pour ne pas heurter les populations. Cette évolution ne doit pas être brutale, mais plutôt accompagnée par des politiques d’intégration efficaces.

Bidonville à Laâyoune pendant la colonisation / Source : De la tante à la ville - la société sahraouie et la fin du nomadisme (p. 289), Rahal Boubrik (éd. La Croisée des chemins, 2018)Bidonville à Laâyoune pendant la colonisation / Source : De la tante à la ville - la société sahraouie et la fin du nomadisme (p. 289), Rahal Boubrik (éd. La Croisée des chemins, 2018)

Par ailleurs, il existe tout un mouvement pour trouver des solutions alternatives à l’économie capitaliste ultralibérale, qui n’est pas une fatalité. L’alternative vient notamment de la société civile et de cette intelligence à gérer les différences. L’Etat jacobin central existe, tout comme les sociétés qu’il faut écouter en tenant compte de leurs traditions, sans tomber dans le folklore.

L’idée doit être celle de créer un espace d’échange, d’écoute, intégrer ces cultures dans toutes leur dimension (économique, linguistique, historique, symbolique…) dans ce qui fait la nation. Celle-ci doit être plurielle et multiculturelle. On ne peut pas imposer un modèle préconçu à Rabat, à New York ou à Paris, de manière aléatoire. Sinon, on ira vers une mondialisation exagérée où tout le monde a les mêmes habitudes de consommation, les mêmes manières de voir les choses. Or, c’est cette diversité culturelle qui crée la richesse de l’humanité.

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