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Grand Angle

Maroc : L'industrie du lait déjà épinglée en 2013 par le Conseil de la concurrence

Sur la défensive depuis le début de la campagne de boycott, Centrale Danone a soutenu que les prix du lait n’avaient pas augmenté depuis 2013. Le Conseil de la concurrence avait critiqué cette hausse suite à une enquête sur la filière industrielle laitière. Pour Mohamed Chiguer et Najib Akesbi, les faits traduisent bien la situation de l’économie de marché au Maroc.

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Depuis le 20 avril 2018, une partie considérable des consommateurs marocains sont vent debout contre trois marques dont notamment Centrale Danone. Sous les critiques les prix élevés du lait, et le faible pouvoir d'achat, la filiale marocaine de la multinationale française est au coeur de la polémique. Elle se défend en rappelant que le prix du lait n'a pas subi d'augmentation depuis 2013. Ce qui est un fait facilement vérifiable.

Par contre, ni le gouvernement, ni l'autorité de la concurrence ne rappelle les conditions de cette hausse. En effet, dès 2013, une enquête du Conseil de la concurrence avait épinglé les entreprises laitières, notamment Centrale Danone, soulignant que les prix des aliments pour le bétail «ont connu une relative baisse en 2013».

Chemin faisant, le Conseil a pointé du doigt un monopole du marché qui écrase toute possibilité de concurrence, puisque selon l’institution, l’existence de 82 transformateurs de lait n’empêche pas «la dominance» de Centrale Laitière (aujourd’hui Centrale Danone), «qui détient un pouvoir de marché relativement important au niveau de la collecte du lait».

Dans ce sens, le Conseil de la concurrence a décrit une situation de «forte concentration en aval», indiquant que quatre opérateurs (Centrale, Copag, Safilait et Colainord) détiennent 84% du marché du lait pasteurisé et 100% de celui du lait UHT. A elle seule, l’entreprise Centrale Danone «détient le pouvoir de déterminer les prix à la consommation réduisant de ce fait toute marge de concurrence par les prix». Ceci ne laisse à ses concurrents d’autres choix que de s’aligner sur sa politique tarifaire.

Contacté par Yabiladi, Najib Akesbi, économiste et professeur de l’enseignement supérieur, explique que «compte tenu de sa position largement dominante du marché, Centrale Danone a depuis toujours été le marché en soi, même au temps où le prix du lait était subventionné, jusqu’aux années 1990, puis après». Pour le chercheur, l’entreprise a un grand pouvoir de lobbying politique, lui permettant d’imposer ses mesures aux autres opérateurs.

«Jusqu’en 2012 – 2013, Centrale laitière [devenue filiale marocaine de Danone, ndlr] a fait partie de l’ONA/SNI. Aujourd’hui, les gens dénoncent les conflits d’intérêt entre politique et économie. Avec Centrale Danone, nous sommes bien dedans. C’est une société qui a toujours utilisé la politique pour imposer ses conditions de marché.»

Les paysans payent la facture

De son côté, Mohamed Chiguer, enseignant en économie, président du Centre d’études et de recherches Aziz Belal, nous explique qu’«au Maroc, on sait très bien qu’à chaque fois que le nombre d’acteurs, des intervenants et des producteurs est limité, il y a des ententes qui se font non seulement au détriment du consommateur, mais aussi des producteurs en amont, à savoir les paysans». Pour toutes ces raisons, nos deux interlocuteurs estiment que les prix à la consommation ne sont que l’arbre qui cache la forêt. Najib Akesbi revient là-dessus :

«Avant de parler des prix à la consommation, il faut dire que les prix moyens de production n’ont pas changé depuis 20 ans. Ce que le Conseil de la concurrence veut dire, c’est que Centrale Danone comprime les prix à la production en mettant les agriculteurs face à une situation de monopsone, avec un seul client principal. La concurrence ne joue donc pas. D’un côté, on comprime les prix à la production mais de l’autre, on augmente ceux à la consommation. Depuis la libéralisation au début des années 1990, la firme a continué à augmenter ces derniers, à tel point que la marge de transformation a presque doublé le prix à la production.»

Par conséquent, Centrale Danone «peut augmenter ses profits en amont, en gardant un prix à la consommation dans une certaine stabilité, tout en jouant sur les prix à la production, les taux d’extraction du beurre et du fromage, en surutilisant le lait en poudre lorsque ses courts mondiaux baissent». C’est pourquoi, Najib Akesbi nous explique que le maintien des prix dans une certaine stabilité depuis 2013 «ne signifie rien du tout» pour plusieurs raisons :

«D’abord, parce qu’ils ont beaucoup augmenté depuis le début des années 1990 à 2013 et ensuite, parce que la marge entre le prix à la production et le prix à la consommation est tellement grande qu’on peut multiplier les profits.»

Statu quo sur une situation de monopsone

Cette politique tarifaire n’a pas toujours été décriée, compte tenu du nombre limité des intervenants dans le secteur, comme nous l’explique Mohamed Chiguer : «Le risque est que même si les acteurs sont diversifiés, lorsqu’on est face un monopole, cela revient à faire face à une seule entreprise, parce que tous se concertent au niveau du groupement professionnel. Chaque fois que le prix est augmenté, il y a une amélioration de la TVA et l’Etat laisse un peu faire, puisqu’il est gagnant.»

Dans ce sens, Najib Akesbi estime que des chiffres méritent précision : «Lorsqu’on dit que quatre entreprises monopolisent le marché à près de 82%, on édulcore un peu la réalité. Centrale Danone détient à elle seule 60 à 63%. Copag, qui suit dans le classement, tombe au tiers avec 22 à 23%. Les deux autres entreprises se partagent le reste, en plus des coopératives régionales. La réalité est donc qu’il existe une entreprise qui s’accapare plus de 60% du marché, en plus d’une coopérative qui le couvre à hauteur de 20%. Par conséquent, on a tous les phénomènes de domination sur le marché.»

Ainsi, l’économiste rappelle que Centrale Danone «a un tel pouvoir sur le marché qu’elle fait ce qu’elle veut, et les autres entreprises sont contraintes de s’aligner dessus». Il nous rappelle également que cette situation a toujours existé : «Jusqu’aux années 1990, il n’y a eu aucun concurrent notable face à l’entreprise. Elle se permettait d’aller sur le terrain de chaque coopérative régionale et de la ratatiner. Après, il y a eu une coopérative qui s’est révélée un ‘trouble-fête’ : c’est Copag. C’est une exception, puisqu’elle a réussi en quelques années à gêner Centrale Danone, avec un circuit de commercialisation, des exigences de qualité…»

Le géant laitier n’a donc pas tardé à réagir, allant jusqu’à employer des moyens de pression politique, comme nous le rappelle Najib Akesbi :

«On sait que les coopératives sont exonérées d’impôts. Mais en 2005, Centrale a utilisé un levier politique et a réussi à faire voter par le Parlement des termes dans la loi finances, pour imposer Copag et diminuer de sa compétitivité. Elle a réussi à imposer une fiscalisation à cette dernière. Pourtant, Copag n’est pas devenue moins compétitive, mais elle a commencé à payer moins ses producteurs, alors qu’avant elle les payait même mieux que Centrale Danone. En dernier lieu, ce sont les petits agriculteurs qui ont payé la facture.»

Lobbying politique

Pour Najib Akesbi, «c’est l’un des exemples des pouvoirs de marché. Quand une entreprise est aussi puissante et qu’elle a des réseaux pour imposer politiquement sa volonté, vous avez la porte ouverte à toutes les dérives».

C’est l’avis également de Mohamed Chiguer, qui nous explique que «les lobbys entrent en jeu», confirmant l’absence de concurrence. «La réaction de Centrale Danone a été à un moment de vouloir trouver une solution avec le consommateur, nous déclare-t-il. Mais elle n’a pas pu le faire, car cela risque de faire tâche d’huile». C’est ainsi que Chiguer dit «ne pas être étonné si demain, il est révélé que l’Etat aurait fait pression».

Afin de remédier à cette situation, Najib Akesbi insiste sur l’urgence de «remettre en marche le Conseil de la concurrence et qu’il puisse appliquer la loi». En effet, le chercheur indique que conformément à la loi, «une société n’a pas le droit de s’accaparer une part de marché supérieure à 40%. Si l’on commence par appliquer la loi, Centrale Danone ne peut pas rester dans cette situation. Du reste, vous comprenez pourquoi le Conseil de concurrence est gelé. Ceci explique cela».

Article modifié le 2018/06/07 à 15h38

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