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Interview  

Hicham Lasri : «Le travail que je fais dans le digital, c’est une manière pour moi de comprendre le Maroc»

Le réalisateur et cinéaste marocain Hicham Lasri vient de lancer sur sa page YouTube, une série intitulée «Ta Ana Bnadem», avec pour protagoniste Nisrine Adam qui dans un langage très simple, parle de la femme dans la société marocaine et arabe. La publication de ces courts-métrages coïncide avec la campagne nationale, «16 jours d’activisme», qui a commencé le 25 novembre et qui continue jusqu’au 10 décembre, contre la violence faite aux femmes.

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Hicham Lasri : "Je ne veux pas être submergé par le monde, je veux être submergé par mes propres idées". / Ph. Philippe Perrot
Temps de lecture: 5'

Hicham Lasri fait encore parler de lui. Vendredi dernier, le cinéaste vient de publier sur YouTube, une série de capsules intitulée «Ta ana Bnadem». Les vidéos sont courtes, percutantes et véhiculent le message que la femme n’est pas «un bout de viande», ou «un fruit» ou «une plante». Une manière pour l’artiste de déconstruire les préjugés de la société marocaine. Comme à son habitude, le réalisateur fait un travail engagé. Interview.

Pourquoi avoir choisi comme slogan «Ta Ana Bnadem» ?

Je trouvais intéressant d’enfoncer une porte ouverte. Institutionnellement, on donne toujours l’impression qu’on est dans la civilisation, mais la société ne l’est pas. Dans les faits, quand on regarde comment fonctionne la société, on part dans une sorte de barbarisme. Quand on sort d’un cercle intellectuel, de journalistes, de penseurs, de gens de culture pour qui l’humanisme est une valeur, on peut voir que dans la société marocaine, les femmes peuvent mourir pour un sac de farine, être violées dans un bus. 

Il y a un écrivain anglais que j’aime beaucoup, qui a parlé d’ «ensauvagement» ; une société «ensauvageonnée». Je trouvais marrant de ramener une sorte de fausse naïveté, en enfonçant une porte ouverte, pour revenir à quelque chose de très simple : Si tu me regardes, en tant qu’humain, probablement tu auras de l’empathie.

Le projet est au second degré. Il y a quelque chose d’ironique en fait. Même quand on regarce ce qui se fait institutionnellement, que ce soit pour les droits de la femme, pour la scolarisation des petites filles, c’est toujours un peu timide, timoré. Les gens ont peur de heurter les consciences. Du coup, on reste dans un piège rassurant pour tout le monde en fait, mais qui n’a pas d’impact. On est dans une société où y a tellement d’informations que finalement les gens ne ressentent plus grand chose. Ils sont complètement désensibilisés. L’idée c’est de revenir là-dessus, de faire quelque chose qui appartient presque au langage publicitaire sans les contraintes publicitaires.

Je voulais faire quelque chose d’un peu plus punk, plus agressif, qui appartient à la société, qui acquiert ce côté marocain et humour à la marocaine.

C’est pas spécialement la question de la langue, mais aussi du regard, de l’appréciation de l’autre, des choses que je questionne généralement. Ça appartient à mon travail depuis un an et demi, ce que je fais pour le digital, qui n’a pas forcément de rapport avec mon travail en tant que vidéaste. C’est un travail de «Social Experiment» (expérience sociale, ndlr). Comment examiner la société avec un prisme créatif ?

A partir du moment où on se libère du poids du regard des autres, ça devient vachement intéressant, puisque c’est une entreprise de déconstruction d’un point de vue philosophique. On regarde la société pour ce qu’elle est et on lui renvoie sa propre image.

Le travail que je fais dans le digital, c’est une manière pour moi de comprendre le Maroc et de rentrer dans le tas, de m’engager. Je pense qu’il faut participer à l’évolution de cette nation, ce que ne fais pas l’école, ni les partis politiques ou les institutions en charge. Il est temps que les citoyens commencent à se prendre en charge, à vouloir apporter, pas forcément des solutions, mais une analyse. A partir du moment où on enlève le déni, on essaie de comprendre la maladie et à partir de là, on peut se soigner.

Vous êtes très engagés dans le digital, est-ce votre manière de vouloir changer les mentalités ?

D’un point de vue utopiste, oui. De quelle légitimité je viendrais changer les mentalités, je n’ai aucune légitimité, je ne suis pas un donneur de leçon. Par contre, j’ai la chance d’être un «storyteller» (un conteur d’histoires, ndlr). Je trouvais intéressant d’apporter mon grain de sel créatif. Il faut inspirer les autres générations, pour qu’ils ne soient plus des fonctionnaires des institutions. Il ne faut plus qu’ils attendent l’argent ou les autorisations ou qu’on lui donne la possibilité de créer. Pour moi c’est très important de ne pas demander l’autorisation pour rêver ou de créer.

J’ai eu la chance de pouvoir commencer à écrire à 16 ans, du coup ça me donne un lourd bagage d’expérience que j’ai envie de partager, mais pas en étant un professeur. Je n’aime pas être la personne qui parle, je préfère donner par l’exemple.

Je trouvais intéressant de redevenir un jeune réalisateur, «un court-métragiste», quelqu’un qui commence, une sorte de reboot.

Le digital appelle un nouveau champ lexical puisque ça s’adresse à une autre génération. Moi j’ai grandi en regardant des VHS et des DVD. Ce n’est pas ma culture, je suis à la traine, à essayer de comprendre. Je n’ai pas de compte à part Facebook, je ne sais absolument pas utiliser Twitter ou Whatsapp, et j’en ai pas envie.

Je ne veux pas être submergé par le monde, j’ai envie d’être submergé par mes propres idées.

L’idée c’est de faire réfléchir les gens. A partir du moment qu’un travail les gène, c’est que ça les fait réfléchir et du coup quelque chose s’enclenche.

Chacun a une éducation particulière, une manière de voir le monde qui est propre, un égoïsme particulier. L’idée c’est de travailler les gens, comme un enfant, méthodiquement, de lui dire voilà la situation, voilà le postulat de départ, la thèse, l’anti-thèse et la synthèse à travers des petits films. Ça ne mange pas de pain, c’est pas très complexe. Pour moi le but c’est de faire réfléchir sur la société marocaine, ses limites, ses blocages, ses gens, ses impostures.

La campagne nationale «16 jours d’activisme» contre la violence faites aux femmes a commencé ce samedi, le lendemain de la mise en ligne de vos capsules «Ta ana Bnadem». Est-ce votre manière de poser une pierre à l’édifice ?

Je savais que l’événement tombait le 25, c’est pour ça que j’ai fait coïncider la sortie de «Ta ana Bnadem». L’idée c’est que chacun apporte sa pierre à l’édifice. Pour moi, ce n’est pas que la question de la femme, c’est aussi le regard de l’homme et du poids de la société. La femme c’est un bon prisme pour voir les fragilités de la société. J’ai fait ces films, non pas pour répondre aux «16 jours d’activisme», mais j’aime bien la synchronicité, que ça tombe à un moment où tout le monde va en parler, où on est concernés. C’est vrai que ça va durer deux, trois jours et les gens vont commencer à penser à autre chose.

Je ne suis pas naif, je sais que le monde est différé par un certain nombre de choses. On ne va pas s’arrêter à chaque fois qu’il y a un problème. Je pense qu’on peut changer les choses à travers les créations, sans forcément être dans la langue de bois et du politiquement correct. Ça aussi, les gens n’en veulent pas.

Autour de nous, nous n’avons toujours pas compris le digital, on reste dans une écriture Old-school. Quand on regarde même les publicités actuellement, elles sont complètement datées, comme si on était 20 ans en arrière.

Quelle est la suite pour vous, quels sont vos futurs projets ?

J’ai toujours un milliard de projets en même temps. Je travaille sur mon prochain film. Je viens de finir mon sixième long-métrage. Dans deux semaines, mon court-métrage «City Soul» (Al Baydae Taarifouni, en arabe) sera en lice pour une compétition à Dubaï et sera projeté pour la première fois. Dubaï, j’y allais toujours avec des long-métrages, et cette fois j’y vais avec un court-métrage. Je trouve intéressant de ne pas s’enfermer dans des carcans. La mythologie du cinéaste et du réalisateur, c’est à partir du moment où tu fais ton long-métrage, ça ne sert à rien de faire un court-metrage. Je pense que le cinéma c’est une écriture. C’est comme écrire un essai, un roman et une nouvelle, dans le désordre.

Il y’a une exposition de mes œuvres intitulée «Fawda» à l’Institut français de Meknès, qui dure jusqu'au 30 décembre. En fait, il y a pleins de petites choses. Pour le digital, je travaille sur d’autres projets. Je développe beaucoup de personnages.

C’est une manière d’être dans la recherche, de regarder la société droit dans les yeux, en même temps de permettre à des jeunes comédiens d’éclore.

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