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Tribune

Une exposition aux charmes suspects : Les tapis des Aït Khebbach au Musée Bargoin de Clermont-Ferrand

L’artisanat marocain est régulièrement à l’honneur dans les pays occidentaux. Ces charmes millénaires assurent la fortune des musées, des collectionneurs privés mais aussi d’intermédiaires, toujours étrangers, toujours découvreurs de trésors sur le point de disparaître, depuis plus d’un siècle désormais. Ce rapport de domination, colonial ou postcolonial, n’est pas sans poser des questions éthiques surtout quand il est mâtiné de commerce équitable. De fait, l’économie de la pauvreté et son ingéniosité sont projetées à l’échelle internationale dans les sphères de l’art contemporain, mais sans que soit vraiment posée la question : au profit de qui ?

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Exposition de tapis Aït Khebbache au musée Bargoin / DR
Temps de lecture: 5'

Un dernier cas en date, certes anecdotique mais ô combien révélateur, nous interroge. Le Musée Bargoin, vénérable institution d’une ville française moyenne, Clermont-Ferrand, expose en ce moment des tapis provenant des Aït Khebbach (tribu du Sud marocain aux confins des provinces de Tinghir et d’Errachia à proximité du haut lieu touristique de Merzouga). L’exposition de tapis et la publication d’un catalogue illustré de photos très réussies magnifient une innovation rarissime : la production de tapis de styles variés très personnels justifiant leur intégration dans les collections d’un musée public français.

Cette production de tapis pour meubler les maisons serait apparue il y a moins de trente ans dans quelques villages où, jusque-là, on ne tissait que des tentes. S'agit-il d'une sorte de génération spontanée ? On n'y croit plus guère, à notre époque ! On voudrait donc comprendre. Le catalogue affirme bien que le musée a recueilli beaucoup d'éléments qui permettent de comprendre et apprécier ce contexte de création", mais les visiteurs de l'exposition n'y ont pas accès. Le musée préfère considérer ses visiteurs comme de simples touristes, invités à acheter des émotions artistiques fugitives sans penser plus loin, alors qu'on pourrait les considérer en quelque sorte comme des citoyens du monde, qui portent à ce qu'ils voient un intérêt qui va au-delà du folklore, au-delà de l’exotisme, au-delà de l'esthétisme, et qui les pousse à partager quelque chose avec ces hommes et femmes à la fois si proches et si différents.

Innovation domestique ou influence étrangère ?

Cette splendide innovation a été, nous dit-on, «découverte» par des étrangers, les commissaires de l’exposition, deux Français établis au Maroc depuis une quinzaine d’années, dont la présentation sibylline dans le catalogue nous apprend seulement qu'ils "construisent des maisons en terre dans la région de Taroudant" ; ils sont donc "sur le terrain", ce qui peut être une façon de les excuser de nous donner de leur "découverte" une présentation enthousiaste, mais sommaire, sinon biaisée. En réalité, si ces découvreurs, paysagistes et voyagistes, sont assez connus dans ces métiers (et si deux sur trois des circuits qu’ils proposent passent précisément par Merzouga, au cœur de la zone d’où viennent les tapis exposés), ils ne sont spécialistes ni de l'artisanat, ni du développement des communautés locales ; et donc on se demande comment et pourquoi ils se sont engagés dans cette aventure de prospection, d'acquisition et d'exposition à l'étranger.

Or l'exposition est montée à partir de l’achat de leur collection, en 2008, par le Musée Bargoin. L’activité des prospecteurs est donc allée bien au-delà de la construction patiente de rapports de confiance, et éventuellement d’amitié, avec les tisserandes. Leurs achats leur ont permis de ramasser chez certaines tisserandes à la fois leurs tout premiers tapis –ce qui est tout-à-fait intéressant– ainsi que quelques-uns de ceux qu'elles ont faits dans les deux ou trois décennies suivantes. On aurait pu croire qu'on était en présence d'une innovation essentiellement domestique, sans vocation à être diffusée sur le marché mondial de l'art. Mais non, il faut comprendre au contraire que l’intervention des prospecteurs a donc fait entrer très rapidement cette production dans le circuit marchand : probablement dès qu’ils l’ont découverte, en se présentant parmi les premiers acheteurs. Dès lors, il est évident qu’ils n’ont pu que jouer un rôle considérable sur l’évolution de cette production, sur le devenir de l’innovation, et qui sait, sur l’apparition de l’innovation elle-même.

Echange équitable ?

Il est sûr que le Sud a tout intérêt à trouver des produits qui aient un marché au Nord, et les tapis des Aït Khebbach en étaient un. La question est de savoir si la commercialisation de ces tapis a été organisée de telle façon que les tisserandes en tirent durablement le meilleur revenu, ou de façon à réaliser une opération spéculative au profit des intermédiaires/découvreurs et d’un musée public du Nord. Les visiteurs du Musée Bargoin n’ont aucun moyen de savoir si ce qu’on leur présente ne résulte pas d’un échange inégal. Ils sont considérés comme des consommateurs en mal de distraction, comme des pions statistiques tout juste bons à gonfler le taux de fréquentation du musée (et de ce fait la cote des tapis sur le marché international), en tout cas aucunement comme des citoyens avertis et responsables.

Ces questions sur l’origine de l’innovation et sur son accompagnement commercial par les prospecteurs ont d'autant plus d'importance qu'on apprend, à la lecture du catalogue, i) que les premiers tapis sont les mieux réussis, jugement qui est d'ailleurs amplement supporté par quelques bons arguments visuels, auxquels les visiteurs sont certainement sensibles ; et ii) que les tapis de la première génération de tisserandes sont bien plus intéressants, originaux, etc... que ceux de leurs filles. Cette innovation sociale aurait donc donné ses fruits les plus réussis à la première génération, et même à la toute première production, alors que les œuvres suivantes des premières tisserandes ne seraient pas à la hauteur de leurs chefs d'œuvre initiaux, et que la liberté de création manifestée à l'origine de l'innovation ne se retrouverait pas du tout dans la génération suivante. Que s'est-il donc passé ? Pourquoi les qualités de liberté, d'inventivité, qui caractérisaient cette nouvelle production dans ses premières années ont-elles progressivement disparu ? Parmi les hypothèses qui viennent à l’esprit de toute personne qui aura suivi, ici ou là, l’évolution d’un artisanat d’art sous la pression touristique, on peut suspecter des influences extérieures, par le rôle d'une célébrité progressive qui attire des visiteurs, dont les commentaires et les goûts déterminent bientôt l'évolution de la production, dans la mesure où la perspective de vendre devient une motivation nouvelle et irrésistible. En bref, quel rôle ont pu jouer dans ce déclin les prospecteurs-voyagistes eux-mêmes ? A moins que cela justifie la création d’une valeur d’ancienneté des pièces acquises par les dits prospecteurs-voyagistes leur assurant une primauté sur le marché de l’art ?

L'art du Sud au profit du Nord

Aussi, on ne peut pas éviter d’éprouver une réelle inquiétude : la découverte (fortuite ?) de cet ilot mystérieux de créativité, dont on n'a apparemment pas cherché à comprendre ce qui l'a suscitée, aura-t-elle aidé les femmes et les villages concernés à bénéficier durablement d'une innovation qui, tout de même, semble leur devoir beaucoup, ou bien aura-t-elle seulement permis à des collectionneurs et/ou prospecteurs du Nord, puis par eux à un musée du Nord, de «faire un coup» quitte à laisser les populations du lieu, en fin de compte, aussi pauvres qu'avant, si ce n'est appauvries dans leurs capacités de création ?

En se limitant à une présentation superficielle, sinon frelatée, les institutions culturelles, comme le Musée Bargoin, semblent vouloir restreindre leur ambition à donner à voir des œuvres attachantes, à agrémenter leur exposition par quelques évènements propres à attirer les touristes, à vendre des produits dérivés... : tout ce qui est dans l'air du temps, au détriment de toute considération sur le rôle des interventions du Nord dans le désordre du monde.

Tribune

Joseph Brunet-Jailly
Universitaire et ancien doyen de la Faculté des Sciences Economiques d’Aix-en-Provence
félicitation
Auteur : sayajob
Date : le 17 juillet 2014 à 17h36
félicitation pour cette unique contribution dans le débat Nord-sud: mais j'ai rien compris à vos reproches, j'ai l'impression que vous réglez des comptes, vous n'avez plus d'intérêt au tapis dite" domestique" que vos adversaires les commissaires de l'expo....... Un con qui marche va plus loin qu'un intellectuel assis, du Audiard domestique
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