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Interview

Inflation, flambée des prix et taux directeur : Najib Akesbi pointe les «erreurs de diagnostic»

Tout en abordant la dimension interne de l’inflation, la situation du marché des hydrocarbures et le problème des intermédiaires pour les marchés de gros, le professeur universitaire et économiste Najib Akesbi commente aussi la décision de la Banque centrale d’augmenter son taux directeur pour «favoriser le retour de l’inflation à des taux en ligne avec l’objectif de stabilité des prix». INTERVIEW.

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Photo d'illustration. / DR
Temps de lecture: 5'

Que pensez-vous de l’inflation et de la flambée des prix que connaît le Maroc depuis quelques mois ?

Tout cela ne date pas d’hier. Nous sommes tout de même devant un phénomène qui est en train de boucler sa première année. Chacun sait que l’inflation est d’abord importée. Il y a eu une hausse des cours mondiaux après le déclenchement du conflit en Ukraine. Malheureusement, nous sommes parmi les plus concernés pour une raison simple : Nous avons besoin d’importer précisément les produits pour lesquels les protagonistes du conflit sont des acteurs majeurs, à savoir le blé, les oléagineux, le pétrole et le gaz. Nous recevons, d’une certaine façon, de plein fouet l’impact de cette hausse des cours mondiaux et nous payons la dépendance dans laquelle nous nous sommes insérés depuis de nombreuses années. Il y a eu ensuite des hauts et des bas.

Mais cette inflation ne peut pas être qu’importée, car il existe une dimension interne et des faits internes majeurs qui sont les dysfonctionnements des marchés intérieurs. Il s’agit, en d’autres termes, des effets du monopole, de l’oligopole, d’ententes sur le prix… On le constate d’ailleurs pour les hydrocarbures : même si les cours mondiaux ont baissé, cela ne s’est pas répercuté sur les prix intérieurs. Il y a même un rapport du Conseil de la concurrence qui le dit, même à demi-mot. Lorsque les prix mondiaux montent, ceux du marché intérieur montent aussi mais lorsque les premiers baissent, les deuxièmes ne baissent pas ou baissent insuffisamment.

Une situation aggravée aussi par la situation de la raffinerie la Samir…

Il y a toute la problématique qui est aujourd’hui archiconnue du secteur des hydrocarbures, à commencer par l’absence de la Samir, et le fait que nous n’importons maintenant que du raffiné alors que le coût de ce dernier a augmenté dans des proportions phénoménales. D’ailleurs, cela va s’aggraver avec les décisions de l’Union européenne d’interdire les produits raffinés de la Russie qui sont entrées en vigueur. Cela va encore mettre le marché sous tension et nous impacter, nous qui ne faisons que subir de plein fouet les hausses. Il est incontestable que l’absence de la Samir aujourd’hui n’est pas seulement une erreur ou une faute économique ou politique mais une folie.

Il y a aussi l’oligopole du marché de la distribution et les conflits d’intérêts. Tous ces faits d’ordre interne, n’ont rien à voir avec le marché mondial et font que les prix malheureusement -même si l’inflation "se calme" à l’international- ne baissent pas au niveau national.

Qu’en est-il des produits alimentaires dont les prix continuent de flamber ?

Pour les produits alimentaires, il y a tout simplement les problèmes de la distribution et les circuits de commercialisation. L’énorme problème, qui date de la nuit des temps et qui n’a jamais été réglé et ne risque pas de l’être, est celui des marchés de gros. Ils sont tout sauf transparents. Il y a une logique de rente qui y règne. A ce jour, rien n’a été fait.

Le problème des intermédiaires est la plaie des marchés agroalimentaires et agricoles depuis longtemps. C’est une situation où il n’y a que ces intermédiaires, au milieu, qui gagnent alors que les perdants se trouvent aux deux bouts de la chaîne : le petit agriculteur et le consommateur. Lorsque vous avez des prix de la tomate à 12 dirhams le kilo, il ne faut pas imaginer que le petit agriculteur y gagne 10 dirhams. Les prix à la production, même s’ils augmentent un peu, sont très loin de ce que paye le consommateur et cette différence est empochée par les intermédiaires.

Ce sont des facteurs internes qui font que les prix ne peuvent que rester à des niveaux élevés.

Le professeur universitaire et économiste Najib Akesbi. / DRLe professeur universitaire et économiste Najib Akesbi. / DR

Pourquoi les aides directes accordées aux transporteurs n’ont pas réussi, selon vous, à empêcher voire à atténuer l’inflation ?

Le secteur des hydrocarbures au Maroc est l’un des secteurs oligopolistiques où il existe un lobby. De plus, parmi les dizaines de sociétés, trois ou quatre s’accaparent l’essentiel du marché. De plus, la première société, Afriquia, appartient au chef du gouvernement. Il faut le dire car il s’agit d’un élément de l’analyse. Il y a donc de gros intérêts aujourd’hui qui ont une double-casquette, économique et politique, et donc qui déterminent ce qui doit et ce qui ne doit pas être.

Suite à la hausse des prix des hydrocarbures, la plupart des Etats ont mis en place des solutions, soit en diminuant les impôts et les taxes sur les produits pétroliers, en instaurant une subvention ou en imposant, comme en Europe, un impôt même exceptionnel sur les profits des compagnies de distribution. Chez nous, ces solutions ont été balayées d’un revers de main. Comment comprendre cela si vous ne gardez pas en tête qu’il y a anguille sous roche ? Le décideur politique qui va prendre ce genre de décisions est en même temps propriétaire de la première compagnie. C’est simple : Il s’agit de solutions qui n’arrangent pas les affaires.

Ainsi, et parce qu’il fallait faire quelque chose, on a décidé d’octroyer une aide directe aux propriétaires des agréments de transport et donc aux rentiers. Cela est très révélateur car si nous nous mettons dans cette logique, il aurait fallu donner cette aide aux chauffeurs qui sont réellement concernés par la hausse. Si au moins cela a servi à quelque chose, car aujourd’hui, personne n’est content : Les chauffeurs sont écrasés, les propriétaires sont toujours insatisfaits et à chaque fois ils affirment que ce qu’ils perçoivent est insuffisant.

Encore une fois, parmi une palette des solutions, on choisit la plus mauvaise et la plus inefficace parce que c’est ce qui arrange les grands intérêts dans le secteur.

La Banque centrale a augmenté, en septembre et en décembre, son taux directeur pour atténuer l’inflation. Que pensez-vous de cette mesure ?

C’est la fable néolibérale qui laisserait croire qu’en augmentant le taux directeur, on agira sur la demande et donc on va «refroidir la marmite». Il y a, là aussi, un énorme problème de diagnostic. Même si on accepte la logique qui consiste à nous faire croire qu’«en revoyant le taux directeur, on peut agir sur le crédit, donc sur la demande globale et donc sur l’inflation», chaque étape est discutable. Tout cet échafaudage part de l’hypothèse où il y a une surchauffe de la demande et l’objectif est de «refroidir la marmite». Cela voudrait dire qu’il y a un excès de la demande globale, que l’activité tourne à plein régime et qu’on a des taux de croissance élevés avec plein d’emploi. Cette situation peut produire, effectivement, de l’inflation. La question qui se pose est de savoir si l’économie marocaine aujourd’hui est en situation de surchauffe, de refroidissement ou de crise. En 2021, nous avons fait 1,2% de croissance et on appelle cela de la surchauffe ?

L’inflation que nous connaissons depuis 2022 est une stagflation (situation économique où une inflation élevée, c'est-à-dire une hausse généralisée du niveau des prix, coexiste avec une stagnation de la croissance économique, ndlr) et on en a connu dans les années 1970. Alors que l’inflation était importée, elle s’est «marocanisée» et «acclimatée» mais il s’agit d’une inflation qui est déconnectée de la situation de la demande globale. Avons-nous besoin de pousser les entreprises et les ménages à baisser leurs demandes de crédit ? Est-ce qu’il y a un excès de la demande aujourd’hui ?

Pour l’instant, il n’y a pas encore d’effets et la Banque centrale le reconnaît elle-même. Mais, à supposer qu’on finisse par avoir quelques effets et si on suppose qu’effectivement les banques augmentent leurs taux, cela veut dire que les quelques crédits qui pouvaient émaner d’entreprises qui veulent investir, disparaitront. Et donc au lieu de guérir le mal, on va aggraver la stagnation.

Supposons que demain il y a une hausse des taux, une baisse des crédits et accentuation de la stagnation, il suffit que les cours mondiaux flambent pour qu’on se retrouve avec une inflation intérieure toujours aussi forte alors que l’économie est encore en dépression. On a du mal à imaginer comment expliquer une telle bourde. Je ne crois pas que les gens de Bank Al-Maghrib ne voient pas tout cela. On suit malheureusement aveuglement les instances et les puissances financières mondiales pour donner un signal aux puissants.

Que la FED (Réserve fédérale des États-Unis) décide de revoir son taux directeur, je peux comprendre à partir du moment où l’on croit à la théorie du néolibéralisme, car ils ont le dollar pour eux et peuvent augmenter les taux d’intérêt et cela peut produire des effets. On peut comprendre, dans une moindre mesure l’Europe. Mais pour nous, ça n’a pas de sens. Nous n’avons pas le dollar. Si demain, la valeur du dollar augmente encore, avec ou sans l’augmentation du taux directeur de la Banque centrale, nous recevrons les faits en pleine figure !

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