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Interview  

FIFM 2022 : Le réalisateur tunisien Youssef Chebbi questionne la dystopie du monde réel [Interview]

Issu des Ateliers de l’Atlas au Festival international du film de Marrakech (FIFM), «Ashkal» de Youssef Chebbi est en compétition officielle de la 19e édition de cette grand-messe cinématographique. En octobre, il a bénéficié de la mention spéciale du jury au Festival international du film francophone de Namur. Au Maroc, c’est pour la première fois dans la région arabe que le réalisateur tunisien montre son premier long-métrage.

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Youssef Chebbi, réalisateur du film Ashkal, en compétition au 19e FIFM / Ph. Yabiladi
Temps de lecture: 4'

Entre enquête policière et univers fantastique, le réalisateur tunisien Youssef Chebbi a mis les petits plats dans les grands pour son premier long-métrage, «Ashkal». L’histoire se passe dans les bâtiments inachevés des Jardins de Carthage, quartier tunisois voulu par l’ancien régime de Ben Ali comme une zone huppée de la capitale. A l’arrêt depuis la révolution de 2011, ce chantier en reprise laborieuse devient la scène de crime où les policiers Batal et Fatma enquêtent sur un corps calciné. A la deuxième découverte macabre du genre, l’investigation bascule.

Développé dans le cadre des Ateliers de l’Atlas, cet opus en compétition officielle au 19e Festival international du film de Marrakech (11 – 19 novembre 2022) raconte la dystopie d’un réel vécu collectivement, lorsque les repères du vieux monde se meurent et que le nouveau projette vers l’inconnu. Après la vague du «cinéma du Printemps arabe» au cœur des contestations sociales et politiques qui secouent la région depuis 2011, ce long-métrage prend du recul. Tout en allégorie, il résonne comme une désillusion faite d’usure, de perte de sens commun et de peurs de l’inconnu.

Vos courts-métrages et le film long que vous avez précédemment co-réalisé sont des fictions, dont les faits peuvent être réels. Est-ce un risque assumé pour vous d’explorer cette fois-ci une dimension fantastique, dans le premier long-métrage que vous réalisez ?

C’est surtout une envie d’explorer cette lecture-là. Pour moi, la Tunisie, son terrain et son paysage permettent des niveaux de lecture moins réalistes. Après, c’est toujours un risque à prendre de faire un film dans le registre fantastique. C’est un format très connu, à la fois chez les fins connaisseurs et les moins initiés. L’enquête policière portée à l’écran a un très large public.

L’un des défis de ce film était pour nous, comédiens, équipe technique et artistique, d’arriver à le rendre crédible. A partir du moment où l’on croit en ces personnages, on peut explorer des références proprement tunisiennes, mais qui parlent aux gens d’ici comme d’ailleurs.

J’ai souhaité que le film traduise l’attraction et la fascination que suscitent en nous ces ruines, qu’il exprime ce que j’ai ressenti moi-même lorsque j’ai commencé à découvrir ce lieu, cette étrangeté qui en ressort. C’est une histoire qui nous permet de partager tous ces ressentis-là.

Ce décor grandeur nature n’est d’ailleurs pas une installation. Qu’est-ce qui vous a fasciné pour tourner dans cette forme de plateau en situation réelle ?

Cet espace se situe dans la banlieue nord de Tunis. En Tunisie, je pense que ce paysage est unique. C’est en train de devenir une zone très bourgeoise, réservée à une certaine caste de la société tunisienne. Il incarne en même temps le projet d’une ville standardisée, nouvelle, qui a échoué avant même de voir le jour. Ce chantier mort-né a été voulu et conçu par l’ancien régime, tel un rêve du pouvoir qui a échoué.

Vu que cet espace est finalement composé de ruines, en grande partie, on a le sentiment d’être scruté de haut par ces squelettes de bâtiments qui nous observent, lorsqu’on marche au milieu. Dans ces longues avenues vides, on a l’impression que la ville se fait par elle-même, sans intervention humaine. A son origine déjà, l’organisation du quartier tient beaucoup du plateau de cinéma prêt et à ciel ouvert.

Vous partez d’un contexte tunisien où vous croisez le vécu collectif, l’intime et le fantastique. Cette histoire dépeint, in fine, le tableau noir de ce qu’est devenu le monde d’aujourd’hui, entre le recul des démocraties, la justice sociale mise à mal, les influences entre argent et pouvoir ?

Oui, mais n’est-ce pas quelque chose qui a toujours existé et dont on vit actuellement un épisode ? Je pense que ce film est un ensemble de questions nous montrant que chacun choisit finalement de croire ce qu’il veut, en l’absence d’un modèle fédérateur en société, capable de mettre les individus sur un terrain d’accord, à travers un sens commun. C’est fini, ça n’existe plus et tous ensemble, nous mettons les deux pieds dans l’inconnu. Ce contexte où l’on ne sait pas vers où on va, mais on continue d’avancer sans repères, est effrayant. C’est une promesse dont on ne voit pas l’aboutissement, mais c’est aussi une possibilité de construire autre chose.

J’ai travaillé cette dimension du film à travers les intrigues policières : on voit que chaque service veut privilégier la piste qu’il juge plausible, entre l’hypothèse d’un acte terroriste coordonné, celle de la vengeance d’un amant imaginé, ou encore celle de la revanche sociale, en plus de la guerre des services, qui obéissent tous aux ordres, veulent toujours faire bonne figure et ne jamais assumer leurs erreurs, ne veulent pas être associés à la violence ou justifient leur violence.

L’un des personnages qui incarne également ce tiraillement fait d’interrogations et d’interprétations diverses est le personnage dont on ne voit jamais le visage. Chacun de nous peut placer sur lui ses croyances personnelles, ses convictions. Il peut donc incarner un sauveur pour les uns, un destructeur pour les autres, un faux prophète, un anarchiste, un terroriste. Mais tout en pouvant l’effleurer, c’est finalement quelque chose qu’on n’arrive jamais à toucher. C’est pour cela que le film s’essaye également à une forme d’interprétation mystique, qui fait partie du quotidien, en clash constant. C’est le seul personnage dont on ne voit pas le visage, illustrant une part d’incontrôlé qui jette le trouble sur tout ce que l’on pense connu et maîtrisé.

Y a-t-il des dimensions de la dystopie du réel que vous avez voulu exprimer à travers les différents niveaux de lecture de ce film ?

Je pense que la dystopie existe bel et bien, dans notre monde actuel. Aujourd’hui, on est capables de se raconter des fictions profondes, au point où chacun devient le détenteur de ce qu’il considère sa propre vérité. Chacun court après une autre vérité. Ce personnage non-identifié est une image iconique, à mon sens, qui cite notamment le geste d’immolation de Mohamed Bouazizi. Chacun en a sa propre interprétation. L’immolation est tantôt perçue comme l’acte d’un terroriste, tantôt d’un martyr ou autre. On ne sait plus où placer le curseur.

Il y a aussi le geste d’immolation individuelle ou collective, qui est une allégorie de la somme des singularités ou du collectif qui court à sa fin, parfois délibérément, dans une forme de tragédie grecque, ou parfois en croyant accéder par là à une forme de révélation. C’était pour moi un choix artistique d’en faire usage, sans pour autant m’aligner sur le format d’un film engagé. Les films n’ont pas besoin d’être un discours. Ils restent une œuvre de fiction, d’imagination, qui ne fuient pas les réponses en posant des questions, mais qui sont à l’image de notre monde où fiction et réalité se confondent continuellement, jusqu’à ne plus savoir où commence l’un et où s’arrête l’autre. En soi, c’est très perturbant.

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