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marocain, sans papiers et exploité
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29 avril 2006 08:47
Les petits papiers d'un sans-papiers


Petit et râblé, le teint mat, l'oeil marron et vif, Baloua Aït Baloua entre
dans le petit café désert de Charleval, village agricole au bord de la
Durance. Inconnu de tous durant les vingt-trois années qu'il a passées à
travailler dans un verger voisin, il est récemment sorti de l'ombre pour
faire reconnaître des droits que son ancien patron lui dénie.

Le 20 mai, le tribunal des prud'hommes d'Aix-en-Provence devrait statuer sur
ses demandes : 6 300 heures supplémentaires non payées, quelques milliers
d'autres payées en dessous du salaire minimum, primes d'ancienneté et autres
petites choses, soit un total estimé par sa défenseure, Constance Damamme, à
200 000 euros. Toutes demandes que l'avocat de l'employeur, Me Ludovic
Depatureaux, estime "totalement infondées", comme il le plaidera devant le
tribunal arbitral.

Baloua Aït Baloua, né près de Meknès, au Maroc, est l'un de ces travailleurs
saisonniers recrutés par l'Office des migrations internationales (OMI) qui
commence à protester à voix haute contre le statut qui leur est fait. Une
plainte aux prud'hommes n'est recevable que si le plaignant est présent. Or
il n'a plus de titre de séjour l'autorisant à rester "dans ce pays qu'(il a)
servi pendant toute (sa) vie". Il est hébergé chez des amis discrets.
Vulnérable, inquiet, mais combatif un jour, désespéré le lendemain, comme ce
jour où il jette : "Je suis foutu."

Baloua, qui a le tutoiement facile, a connu 23 contrats OMI de huit mois,
sans jamais l'assurance qu'ils soient renouvelés. Précarité maximale : "Tu
peux pas demander, tu peux pas parler du salaire, sinon t'es pas repris et
ta famille non plus."

La mésaventure était arrivée à un de ses proches, jamais réembauché pour
avoir dit à son patron que son salaire était trop faible. M. Baloua se l'est
tenu pour dit pendant vingt-trois ans. Venu pour la première fois à
Charleval en juillet 1982, pour cueillir des pommes dans le domaine du
Mazet, il repartait au Maroc chaque avril.

Voyage en train, trois jours pour revenir chez les siens, une femme et trois
enfants désormais. Voyage "trop long, trop fatigant", jusque dans les années
1990, où la mode est venue "des minibus de huit personnes ; c'est plus
rapide, mais c'est plus dangereux".

Retour aux pommes le juillet d'après, avant de repartir au mois d'avril
suivant. Pendant ce quasi quart de siècle, il travaille au ramassage des
fruits, au calibrage et aussi à la taille. "On ne t'apprend rien, on te dit
juste : "Fais ci, fais ça", on te dit pas quels produits tu utilises pour
traiter, tu obéis, c'est tout."

Désormais engagé dans une bataille qu'il ne veut absolument pas perdre, il a
fait les comptes : "Quand le SMIC était à 40 francs de l'heure, on était à
30. Au passage à l'euro, il était à 7 euros de l'heure, on était à 4,68, on
est passé à 5 euros en 2005."

Il habite bien sûr le domaine, à 1,5 kilomètre du village, dans une pièce
collective de dix saisonniers, qu'il décrit comme "une sorte de poulailler".
Il travaille huit heures par jour, neuf ou dix l'été, voire plus, sans que
jamais les heures supplémentaires, celles du dimanche par exemple, ne soient
payées. Le soir, il reste dans son gourbi et, il le confesse sans honte,
"boit trop". Jusqu'à son mariage au pays, en 1990, qui le libère de
l'alcool.

En faisant discrètement le tour du domaine de 45 hectares, cerné par les
cyprès et les roubines qui courent jusqu'à la Durance, Baloua dit : "Je
connais tous ces arbres par le détail : là, c'est les goldens ; là, les pink
ladies ; là, c'est les red chiefs ; là, les prims rouges." On sent une
légère fierté dans sa voix quand il montre les troncs noueux des pommiers :
"Il n'y a pas un arbre que j'aie pas taillé ou cueilli." Et, amer, il lance
: "Vingt-trois ans de galère, c'est ma vie partie en fumée."

Jusqu'au choc qui change le cours de sa vie - et de ses pensées. "En mars
2005, un ami qui lit la presse agricole me dit que le domaine a été vendu à
quelqu'un de Manosque. Il me restait quelques jours ici. Je vais voir le
patron, il me dit que c'est vrai. Je lui demande ce qu'il va se passer pour
moi, il dit : "J'en sais rien." Le ciel m'est tombé sur la tête, je
connaissais personne, ni syndicat ni ami, rien."

Une rencontre presque hasardeuse avec une jeune femme qui sent son désespoir
et l'envoie vers une association, un premier contact à Aix-en-Provence... le
voilà défendu par le Comité de défense des travailleurs saisonniers et une
avocate marseillaise.

Presque incidemment, il raconte que, durant vingt-trois ans, il a conservé
toutes les enveloppes dans lesquelles le patron mettait la paye, et que sur
le rabat étaient notées les sommes dues. Baloua, qui a toujours aimé écrire,
a aussi noté scrupuleusement sur des petits cahiers ses heures de travail.
"Pour mes enfants, pour leur montrer ma vie", explique aujourd'hui cet homme
qui rêvait de faire des études et fut aide-comptable au Maroc avant de
s'exiler en France. Ces cahiers précieux sont désormais chez son avocate,
qui compte bien les utiliser pour défendre sa cause aux prud'hommes. Il y en
quatre, plus quelques feuillets détachés.

Toutes ces feuilles quadrillées sont consciencieusement remplies, colonne
après colonne, mois après mois, année après année. En face de chaque jour du
mois figure le nombre d'heures travaillées, et, au pied de la colonne, le
total d'heures mensuelles : 204 en décembre 1986, 244 en décembre 1996, 265
en septembre 1999. Face à une date, parfois, quelques mots d'une écriture
hésitante. Mercredi 24 septembre 1986 : "Fini les pommes." 1er janvier 1987
: "Bonne année." Vendredi 7 avril 1994 : "Inondation du siècle 94." 15 avril
1994 : "Départ Maroc." Le 11 septembre 2001, on lit : "Attenta au (USA)", et
le 7 octobre 2001 : "Attaque (USA) afhganistan, 5 h 45 minutes." Nouvelles
du monde, entendues à la radio dans un bâtiment isolé du fond d'un domaine
agricole des Bouches-du-Rhône, où on ne voit jamais personne d'autre que le
patron ou son oncle.

Sur une autre page, une petite liste de courses : "Tête de lapin, thé,
courgettes, agneau, pommes de terre", achetées au village voisin, où, le
dimanche matin, les ouvriers saisonniers passent quelques instants au bar
PMU.

Ces petites traces écrites sont des indices, sinon des preuves, de ce que
Baloua Aït Baloua réclame aujourd'hui. Les traces fugaces d'une vie de
labeur presque invisible.

Michel Samson

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PARCOURS

1957
Naissance à Huerouane El-Hajeb, près de Meknès (Maroc).

1975
Participe à la "Marche verte" (occupation du Sahara occidental).

1982
Premier contrat de l'Office des migrations internationales (OMI).

2004
L'exploitation où il travaille à Charleval (Bouches-du-Rhône) est vendue.

2006
Dépose plainte devant les prud'hommes d'Aix-en-Provence.
 
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