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L’Europe... au miroir de la Turquie
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16 décembre 2004 20:14
Dans tous les débats qui tournent autour de l’adhésion de la Turquie, on sent que les enjeux sont multiples, profonds et essentiels. La particularité de la Turquie consiste autant dans les caractéristiques propres de ce pays majoritairement musulman que dans l’image et les questionnements que ce pays renvoie au continent européen quant à son identité culturelle et religieuse. Face à la Turquie, l’Europe se questionne : qui sommes-nous ? que voulons-nous être ? On peut également constater que les débats que cette adhésion suscite opèrent à plusieurs niveaux et que très souvent, malheureusement, on assiste à des confusions entre ces niveaux et, à terme, l’on ne sait plus très bien circonscrire la nature exacte de la question traitée : la seule impression qui demeure, c’est que cette entrée de la Turquie est bien problématique et que cela prouve finalement que « personne » n’est vraiment prêt. Le mot d’ordre qui emporte le consensus est donc : « Attendons ! »

Qu’il faille attendre et étudier les questions de façon approfondie ne fait pas de doute ; ce qui est néanmoins aujourd’hui impératif est de bien distinguer les différents enjeux, les différentes questions que posent cette adhésion et les différents niveaux d’analyses. Affirmer qu’il est nécessaire d’attendre en n’ayant pas clarifié les données du problèmes - par exemple en passant insensiblement et confusément, dans les débats, de la question du caractère « islamique » de la Turquie à celle du respect des droits humains - est une façon de fuir les questions de fond qui interpellent autant la Turquie que l’Europe.

Nous ne pouvons ici, à cause des limites imposées par un tel article, que mettre en évidence et circonscrire les lignes forces des questions fondamentales que posent l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Sur le plan global, nous en en voyons émerger trois :
La Turquie fait-elle vraiment partie du continent européen ?
Cette société majoritairement islamique participe-t-elle vraiment de l’identité européenne ?
Les droits humains fondamentaux et les principes de la démocratie y sont-ils adéquatement respectés ? Essayons de les aborder successivement.

Certains intellectuels et experts européens ont essayé de prouver que, « même géographiquement », la Turquie n’appartenait pas à l’Europe et que cette « petite intrusion », en-deçà du Bosphore, ne pouvait justifier une adhésion car la Turquie est surtout une nation asiatique et l’Europe, de son côté, doit forcément déterminer « des limites ». Ce discours est infondé et dangereux à plusieurs niveaux : d’abord parce qu’il fait fi des données historiques et géographiques qui montrent et prouvent que la Turquie, depuis tant de siècles, est associée à la réalité européenne, à sa construction et à sa configuration ; ce discours est ensuite dangereux car, en faisant mine de délimiter géographiquement l’Europe, il tente de cacher que la vraie question est religieuse et culturelle puisque l’on n’entend pas ces mêmes « réserves géographiques » quand on parle d’autres pays comme, par exemple, de la Russie. Ce premier argument est donc très faible et, dans les faits, cachent la question centrale du caractère islamique de la Turquie.

Cette dernière question est centrale et il faut l’aborder de front. Plus qu’une réalité géographique, l’Europe s’est pensée, imaginée et rêvée comme un projet dont l’unité et le ciment devaient être d’abord culturels. Par culturel, il faut entendre ici, une certaine idée de l’histoire commune, du même héritage religieux (« judéo-chrétien » ) et philosophique, appuyé sur le même socle de valeurs héritées par l’ère des Lumières et cristallisé dans la Déclaration des droits de l’homme. Il s’agit bien de s’être pensé comme « une civilisation européenne » avec son homogénéité, son héritage et ses valeurs dont tout semblerait montrer que la Turquie est exclue. Il faut rappeler ici trois éléments et ce de façon particulièrement déterminée. Il est d’abord tout à fait erroné de présenter l’héritage européen comme uniquement judéo-chrétien. La mémoire sélective a opéré et continue d’opérer en Europe une perception de soi qui repose sur des contrevérités graves quant à l’histoire de la pensée et de la philosophie. Les penseurs, juristes et philosophes musulmans ont participé à la construction de la conscience européenne depuis le Moyen Age et de façon substantielle. Disqualifier l’apport islamique de cet héritage n’est souvent malheureusement ni une simple négligence ni tout à fait gratuit : dans les manuels scolaires et dans les universités, on invite les étudiants à se penser européens sur des bases intellectuels et philosophiques sélectives et sélectionnées. Il faudra bien que ces approches soient revues et corrigées.

D’autant plus que les dernières décennies ont vu l’arrivée en terre européenne de millions de femmes et d’hommes originaires d’Afrique du Nord, de Turquie ou d’Asie qui étaient musulmans, qui se sont installés et dont les enfants, les deuxième, troisième, quatrième voire cinquième générations, sont désormais européens. Ces populations, ajoutées aux autres millions de musulmans vivant en Europe oriental, en Bosnie, au Kosovo, en Albanie ou ailleurs, confirment clairement que l’islam est une religion européenne. Il est choquant d’entendre aujourd’hui des intellectuels et des députés européens affirmer que l’Europe est une « réalité », un « club » de nations chrétiennes. Cela fut faux historiquement et cela est d’autant plus faux à notre époque. Des millions de citoyens européens de confession musulmane prouvent tous les jours qu’ils savent rester eux-mêmes et, en même temps, vivre en respectant les valeurs communes, les règles démocratiques et les droits de l’homme. Le caractère islamique de la Turquie est donc un argument doublement infondé mais il est malheureusement celui qui a le plus de poids auprès des politiciens et des populations européennes qui n’ont pas pris conscience que l’islam, déjà, participe de l’Europe et que la question de la compatibilité des habitudes et des valeurs européennes et islamiques est un leurre. Le continent européen doit prendre conscience qu’il a changé et que de nouvelles populations, avec d’autres mémoires, le constituent : au-delà des peurs de l’autre, cela devrait être perçu comme une richesse. De leur côté les Turcs, comme tous les Européens musulmans, doivent tenir compte de ces peurs et montrer, par le discours comme par le partenariat actif, que l’incompatibilité des valeurs et des modes de vie est plus fantasmée que réelle. Le processus sera long, effectivement, mais ce travail de pédagogie mutuelle est indispensable.

Ce qui devrait demeurer, à notre sens, le seul et le vrai critère d’adhésion de la Turquie à l’Europe est effectivement le respect des droits démocratiques et humains à l’intérieur du système politique et judiciaire. La géographie et la culture sont de faux problèmes qu’entretiennent le doute des Européens, quant à leur propre identité, et la peur de l’autre, apparemment jamais assez Européen, toujours trop musulman. Il s’agit, par contre, de poser fermement et clairement la question du respect des règles démocratiques, du rôle de l’armée dans la future Turquie, de la séparation des pouvoirs, de la protection des droits des citoyens et de la cessation des mauvais traitements dans les prisons, des tortures ou des emprisonnements politiques : voilà ce qui est le paramètre objectif sur lequel doit être évaluée l’opportunité de l’adhésion. Il reste encore un sérieux travail de fond et de nombreuses réformes à effectuer dans la société turque : il faut non seulement que l’Europe les exige, en tant que telle, mais que les citoyens turcs saisissent cette opportunité pour que leur pays respecte de plus en plus le pluralisme démocratique, l’opinion publique, la libre critique des opposants politiques et les droits de l’homme.
Il ne faut pas que cette dernière question soit perçue comme une imposition de l’Europe vis-à-vis de la Turquie ou comme un chantage à l’adhésion. Il nous paraît qu’il faut inverser les choses : c’est aux citoyens turcs de faire leur ce combat pour plus de transparence politique en s’engageant et en exigeant le parachèvement de l’Etat de droit qui doit aussi être la preuve qu’une société majoritairement islamique sait faire appliquer une loi transparente et égalitaire, respecter les droits des femmes et des hommes et se plier aux choix d’une opinion publique s’exprimant librement.

Tel devrait être le sens de la lutte des Turcs de l’intérieur même de leur société. Avec tous les Européens conscients de l’importance de ces enjeux, et au premier rang desquels les Européens de confession musulmane, les Turcs ont finalement cette triple responsabilité partagée de rappeler et de prouver que l’Europe n’est pas une réalité géographique étouffée et recroquevillée sur elle-même, qu’elle ne peut être cet idéal asséché d’une « homogénéité culturelle et religieuse » faussement imaginée, qu’elle ne pourra pas fonder l’assurance de son identité par une opposition et un rejet de la dangereuse « identité de l’autre ». C’est aussi une belle occasion, pour l’Europe, de se réconcilier avec ses idéaux de pluralisme, d’égalité et de constant renouveau : la Turquie est paradoxalement sa chance.

jeudi 16 décembre 2004, par Tariq RAMADAN
La liberté des autres étend la mienne à l'infini.
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16 décembre 2004 20:33
résume unpeu ça stpl!
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16 décembre 2004 21:07
On croit poser la loupe sur la Turquie, et c’est en vérité la France que l’on observe. Car la controverse qui resurgit à la veille du sommet de Bruxelles met surtout en évidence nos propres débats de société. Selon un sondage IFOP paru dans le Figaro de lundi, 67 % des Français sont « opposés » à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Ceux-là avancent principalement deux objections : les droits de l’homme et de trop grandes « différences religieuses et culturelles ». Empressons-nous de noter que la première objection est évidemment fondée. Et la seconde, quoique plus complexe, doit inviter à la réflexion, plutôt qu’à des jugements à l’emporte-pièce. Après tout, que des Européens se posent le problème de l’unité culturelle de l’Europe n’est pas scandaleux. On peut simplement relever que la question surgit à propos de la seule Turquie. Alors qu’elle ne s’est guère posée pour la très catholique Pologne, par exemple. C’est donc bien une certaine identité de l’Europe qui nous taraude. Dans le climat de la France de cette fin 2004, il ne faut guère s’étonner qu’une majorité de nos concitoyens voient avec inquiétude, sinon avec effroi, se profiler dans l’entrebâillement de la porte ce grand pays de soixante-dix millions d’âmes, presque toutes musulmanes.

Selon la grille de lecture dominante chez nous, le danger, c’est l’islamisme. Et, au-delà même, un islam rigoriste qui, pour reprendre la fameuse « raffarinade », doit « rentrer dans le lit de la laïcité » (1). Nombreux parmi les partisans de l’adhésion font valoir un contre-argument : longtemps, il n’y a pas eu plus « laïque » dans le monde que la patrie d’Atatürk. Pourtant, l’histoire de la Turquie moderne invalide largement cette antinomie. La deuxième moitié du XXe siècle ne fut qu’une longue alternance entre des régimes militaires, dits « laïques », et des gouvernements dominés par des partis religieux. Une première rupture avec la tradition étatiste du parti unique est intervenue dès le début des années 1950. Et par trois fois, en 1960, en 1971 et surtout en 1980, les Turcs ont eu à subir le plus sanglant retour de bâton avec des coups d’État militaires. Qui ne se souvient de Midnight Express, le film d’Alan Parker sur les geôles des généraux, l’univers pestilentiel, l’arbitraire et la torture ? Or, peu ou prou, ce sont des gouvernements fortement teintés de références religieuses, généralement dominés par le Refah, le parti de l’islam politique, qui ont accompagné l’évolution démocratique de ce pays. Certes, le voile islamique n’est plus interdit aujourd’hui dans les collèges turcs, mais il existe aussi une semaine des droits de l’homme (qui dans le contexte turc ne peut pas être tenue pour un simple gadget), et, à présent, les plus hauts responsables se disent opposés à la peine de mort, des écoles de police enseignent à respecter les détenus (on imagine qu’on est toujours très loin du compte), et, plus probant encore, les chiffres d’assassinats politiques et de disparitions sont en chute libre depuis dix ans. Observons aussi que ce sont les généraux des années 1980-1990, férocement antireligieux, et que l’on identifiait pour cela même à des « laïques », un peu comme nous fîmes avec les généraux algériens et comme il arrive que nous faisions encore avec Ben Ali en Tunisie parce qu’ils font « barrage à la montée de l’islamisme », qui ont massacré les Kurdes (trente mille morts en dix ans !).

Mais au jeu du miroir il ne faut pas faire dire plus qu’il ne dit. Car les droits de la femme (d’ailleurs plus institutionnels que sociaux) datent de l’époque Atatürk. La Turquie nous délivre donc un message de complexité. Les schémas qui partagent le monde entre « religieux » et « laïques » n’expliquent pas tout. Les choses sont si compliquées que ce gouvernement turc, dont le Premier ministre, Recep Erdogan, est lui-même un produit du Refah, est aussi le plus libéral, au sens économique du terme cette fois. Il s’est fait le champion des privatisations et se veut un élève modèle du FMI. En 1999, la Turquie a signé l’Accord multilatéral d’investissements, et la société turque repose encore massivement sur le travail au noir et la clandestinité. Hélas, ce n’est pas cet aspect qui rebute la plupart des opposants à l’entrée de la Turquie. Et puis, il y a ces deux tragédies qui n’en finissent pas de miner la région : le refus de reconnaître les droits nationaux kurdes, et la négation obstinée du génocide arménien de 1915. On peut espérer que ces questions pourront avancer dans les dix ans qui nous séparent encore de l’entrée effective de la Turquie au sein de l’Union européenne. Car, rappelons ici ­ et comme preuve supplémentaire de l’« effet miroir » ­ que notre classe politique est saisie de spasmes qui n’ont pas lieu d’être. C’est bien dans dix ans que la question se posera. Nul ne sait ce que sera la Turquie dans dix ans. Mais nul non plus ne peut prédire ce que seront l’Europe et le monde.

(1) Déclaration de Jean-Pierre Raffarin au Wall Street Journal, le 23 septembre. Avec cet ajout plus inquiétant encore : « Le problème ne tient pas aux engagements pris par le gouvernement turc mais à l’attitude de la société turque. »

Denis Sieffert
La liberté des autres étend la mienne à l'infini.
 
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